Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Désormais protégée, la « Choucroute d’Alsace » pourra toujours venir de Pologne

Après vingt années de pourparlers, la choucroute d’Alsace reçoit ce mardi son « indication géographique protégée », ou IGP. Les tractations pour décrocher ce label ont été rudes pour le secteur et si certains choucroutiers alsaciens se réjouissent, d’autres (souvent les plus petits) sont beaucoup moins enthousiastes, voire dénoncent « une grande mascarade. » Car l’IGP ne garantit pas que le chou utilisé pour ladite « Choucroute d’Alsace » pousse dans la région. Enquête entre deux capitales : Krautergersheim, où l’on sait planter les choux, et Bruxelles, où se décide l’attribution des labels.

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Les choucroutiers alsaciens produisent 20% de la choucroute consommée en Europe. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Pour un produit, bénéficier d’une indication géographique protégée (IGP), revient à recevoir le prix Goncourt pour un auteur. C’est une consécration, une marque de reconnaissance, un gage de perfection ou presque. À Bruxelles, là où se décident les labels européens, tout le monde est unanime : un produit estampillé « IGP » rime avec une qualité supérieure car il doit être le fruit d’un processus de production traditionnel. L’acheter ou le produire, c’est assurer de voir la diversité des terroirs européens protégée et respectée. Sur le papier, donc, l’IGP fait rêver.

Les choucroutiers alsaciens produisent 20% de la choucroute consommée en Europe. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)
Les choucroutiers alsaciens produisent 20% de la choucroute consommée en Europe. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

20 ans de lobbying

Pour l’obtenir, les choucroutiers alsaciens (qui produisent quelque 28 000 tonnes de choucroute par an, soit 70% de la choucroute dégustée en France et 20% de celle consommée en Europe) n’ont pas ménagé leurs efforts. La première demande dans ce sens déposée auprès de la Commission européenne (c’est elle qui gère l’attribution des IGP dans l’UE) remonte à… 1998. Ont suivi vingt années de ping-pong endiablé entre les autorités françaises (mais aussi l’Association pour la valorisation de la choucroute d’Alsace, l’Avca) et l’exécutif européen, qui, à plusieurs reprises, a rejeté la demande, réclamant à la France de plus amples explications et autres modifications du cahier des charges de l’IGP, avant de finalement accéder à la demande hexagonale il y a quelques mois.

A Krautergersheim, plusieurs choucroutiers importent du chou qui a poussé ailleurs, en Pologne par exemple. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)
À Krautergersheim, certains choucroutiers importent du chou qui a poussé ailleurs, en Pologne par exemple. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Et c’est aujourd’hui, mardi 3 juillet, que l’IGP est, enfin, officiellement publiée. Naturellement, Anne Sander, eurodéputée alsacienne membre du groupe du Parti populaire européen (PPE) depuis 2014, se félicite de l’obtention de ce label :

« Pour moi, c’est le résultat de quatre ans de travail ; pour les professionnels, c’est un engagement de vingt ans ! C’est l’un des premiers dossiers sur lesquels j’ai travaillé en tant que députée européenne et j’ai passé beaucoup de temps dessus. J’ai sollicité mes collègues députés français de tous les groupes politiques, j’ai sensibilisé le commissaire européen responsable de l’Agriculture au “dossier Choucroute”, j’ai relancé à plusieurs reprises la France… C’est vrai, j’ai écrit beaucoup de courriers à Stéphane Le Foll ! Cette IGP est une très bonne nouvelle, elle reconnaît un savoir-faire d’exception. »

Le « lien causal » de la choucroute avec l’Alsace !

L’IGP ne protège que des produits dont les caractéristiques sont étroitement liées à une zone géographique précise, dans laquelle se déroule leur production, leur transformation ou leur élaboration. Tout l’enjeu a donc été de démontrer le « lien causal » de la choucroute avec le terroir alsacien. Dès lors, il a fallu convaincre la Commission européenne des spécificités de la choucroute, expliquer à quel point elle est ancrée dans la tradition culinaire alsacienne et ce, depuis le Moyen-âge, insister sur ses modes de production (coupe, fermentation, salage, etc.) mieux maîtrisés en Alsace qu’ailleurs. Finalement, la demande officielle d’enregistrement a été publiée par la Commission européenne en février au Journal officiel de l’UE. Elle stipule notamment que :

« La « Choucroute d’Alsace » est un légume transformé, obtenu par fermentation lactique anaérobie naturelle de feuilles de choux préalablement découpées en lanières, et mises en présence de sels dans des cuves de fermentation. (…) Le lien avec l’aire géographique de la « Choucroute d’Alsace » est basé sur sa qualité déterminée et sa réputation. Le développement du procédé de fabrication de la choucroute en Alsace résulte de deux facteurs naturels de cette région : les conditions pédoclimatiques (du sol, ndlr) favorables à la culture du chou, les hivers rudes du climat semi-continental. « 

Une arme contre la contrefaçon

À Bruxelles, Nicolas Wurm, directeur du bureau « Europe Grand Est » (qui défend les intérêts de l’Alsace auprès de l’UE) se réjouit lui aussi :

« Cette IGP résulte d’une demande légitime des producteurs alsaciens face à la concurrence des pays orientaux qui sont producteurs de choux, et auraient pu vendre la choucroute avec la mention « Alsace » alors qu’elle n’était ni produite, ni transformée en Alsace. Cette IGP est donc utile pour défendre les producteurs, mais aussi l’écosystème du terroir en général. »

Concrètement, une fois cette IGP définitivement entrée en vigueur, la mention « Choucroute d’Alsace » ne pourra être apposée que sur l’emballage d’une choucroute produite ou travaillée dans le Bas-Rhin ou dans le Haut-Rhin. Mais la matière première, à savoir le chou, ne doit pas nécessairement provenir d’Alsace (c’est d’ailleurs que qui différencie une IGP d’une « appellation d’origine protégée » – AOP – pour laquelle toutes les étapes de production doivent avoir lieu dans l’aire géographique en question).

L'IGP "Choucroute d'Alsace" a été réclamée par le secteur pendant vingt ans. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)
L’IGP « Choucroute d’Alsace » a été réclamée par certains acteurs du secteur pendant vingt ans. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Or à Krautergersheim, la capitale de la choucroute, à mi-chemin entre Strasbourg et Colmar, plusieurs choucroutiers importent du chou qui a poussé ailleurs, en Pologne par exemple. Cette IGP ne les obligera pas à changer leurs importations, tant que le chou est travaillé en Alsace pour être transformé en choucroute. En revanche, ils pourront tirer leurs prix vers le haut, comme l’explique Catherine Wibert, chargée de mission chez Alsace Qualité, un réseau qui regroupe plusieurs acteurs de la filière agroalimentaire alsacienne (dont une dizaine de choucroutiers) et qui a été vivement impliqué dans l’élaboration du cahier des charges de l’IGP « Choucroute d’Alsace » :

« Finalement, les choucroutiers pourront augmenter le prix de leur choucroute IGP car cette dénomination est signe de qualité. Ce qui ne les empêchera pas de continuer à vendre de la “Choucroute” [sans mention “d’Alsace”, ndlr.] à un prix moindre que leur choucroute IGP, s’ils le souhaitent. »

« Le chou polonais, c’est fait… à l’arrache ! »

Johan Angsthelm, 28 ans, à la tête de la choucrouterie éponyme, aurait aimé voir exister un label garantissant que 100% des choux utilisés dans ladite « Choucroute d’Alsace » proviennent de la région. Celui qui produit quelque 4 000 tonnes de choucroute par an (grâce à 8 000 tonnes de choux) se dit « mitigé » vis-à-vis de cette nouvelle appellation :

« Cette IGP me laisse un peu sur ma faim, si j’ose dire… D’une part, parce que les clients ne sont pas tous forcément à fond là-dedans. Pour beaucoup, payer ne serait-ce que cinq centimes de plus n’est pas envisageable, alors que voulez-vous… D’autre part, l’IGP ne devrait concerner que les choux alsaciens. Nous, nous plantons, soignons, récoltons et transformons tous nos choux en Alsace. On est à fond là-dedans. D’autres pas, leur chou n’est que conditionné en Alsace. Mais le souci, c’est que le chou polonais, c’est pas pareil ! C’est fait… comment dire… à l’arrache ! Il n’a pas la même qualité, on y retrouve souvent des corps étrangers, des médaillons [des morceaux de trognon, ndlr]. En Pologne, ils travaillent à des coûts moindres, et avec des conditions d’hygiène moindres… »

A Krautergersheim et dans les environs, les choucrouteries ne manquent pas. Mais toutes n'ont pas le même avis vis-à-vis de l'IGP. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)
A Krautergersheim et dans les environs, les choucrouteries ne manquent pas. Mais toutes n’ont pas le même avis vis-à-vis de l’IGP. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

Johan Angsthelm a quand même décidé de vendre une partie de sa choucroute sous l’appellation IGP. Il en va de même pour la choucrouterie Rieffel, installée à quelques rues de la choucrouterie Angsthelm. Pour sa part, elle produit chaque année environ 2 000 tonnes de choucroute (avec 4 000 tonnes de choux). L’entreprise est dirigée par quatre hommes, dont Thibert Rieffel, 21 ans, qui est également vice-président de l’AVCA (l’Association pour la valorisation de la choucroute d’Alsace – déjà évoquée plus haut pour son rôle central dans l’élaboration du cahier des charges de l’IGP).

Le jeune choucroutier revient sur l’élaboration des critères, et notamment celui qui permet d’utiliser des choux de toutes provenances :

« On n’a pas voulu se fixer trop de limites, il y en a déjà assez comme ça. On tolère que les choux ne viennent pas d’Alsace parce qu’il faut bien pouvoir se sauver, si besoin, comme en cas d’aléas climatiques par exemple. Il faut qu’on puisse continuer de travailler même s’il y a une pénurie de choux chez nous… Donc on a autorisé ça, au cas où. Mais moi, dans mon entreprise, 95% des choux viennent d’Alsace. »

Sans faire certifier ses produits "IGP", Florent Ades, choucroutier à Krautergersheim, n'aura plus le droit d'inscrire "Choucroute d'Alsace" sur ses seaux. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)
Sans faire certifier ses produits « IGP », Florent Ades, choucroutier à Krautergersheim, n’aura plus le droit d’inscrire « Choucroute d’Alsace » sur ses seaux. (Photo CS / Rue89 Strasbourg / cc)

À Krautergersheim, certains voient cette IGP d’un plus mauvais oeil encore. Florent Ades, lui, fera sans. Sur son exploitation de six hectares (où poussent environ 400 tonnes de choux, qui deviennent ensuite 200 tonnes de choucroute) qu’il gère avec son frère Xavier et son père Jean-Michel, le choucroutier de 27 ans vient tout juste de commencer la récolte de ses choux « primeurs », pour la choucroute nouvelle. Toutes les bisbilles autour de l’attribution de l’IGP, très peu pour lui. L’idée-même de ce label le révolte. Il explique :

« Je n’ai aucune envie de payer pour cette IGP. Ce label n’est vraiment pas un cadeau ! Le cahier des charges ne tient pas la route. Et le comble, c’est que si on fait pas partie de cette IGP, qu’on ne veut pas cotiser dans l’IGP, ils veulent nous interdire d’écrire « véritable » et « d’Alsace » sur nos emballages. C’est du délire. Moi, je viens de changer le design de mes seaux de choucroute, l’entrepôt en est rempli, je vais quand même pas les mettre à la poubelle, si ?! »

« Que du positif »

Car une fois l’IGP entrée en vigueur, la mention « Choucroute d’Alsace » ne pourra bel et bien plus qu’être utilisée par les choucroutiers qui cotisent auprès de l’Avca (l’adhésion comme les cotisations annuelles se calculent en fonction du chiffre d’affaires des entreprises), puisque c’est cette association qui fait office d’organisme de défense et de gestion (ODG), c’est-à-dire qui gère la dénomination « Choucroute d’Alsace », et à qui appartient l’IGP.

Précisons que le président de l’Avca n’est autre que Sébastien Muller, dirigeant de l’une des plus grandes choucrouteries d’Alsace, la société Le Pic, qui produit entre 4 000 et 5 000 tonnes de choucroute par an. À ses yeux, c’est simple : « Il n’y a que du positif dans cette IGP ! »

Pour vendre des produits sous l’appellation IGP, il faudra aussi se soumettre à des contrôles réguliers, entre deux et quatre par an (pour environ 1 500 euros chaque année, pour les contrôles les plus limités). Ceux qui continueront à utiliser l’appellation nouvellement protégée sans autorisation s’exposent à des sanctions de la part de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui opère des contrôles, entre autres, dans le domaine des appellations protégées.


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