Ce sont des affiches de cinéma, celles des films Vous n’avez encore rien vu, Les herbes folles ou encore Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais, qui accueillent les visiteurs au Musée Tomi Ungerer. À contre-courant des plus célèbres bandes dessinées du dessinateur Blutch, les séries Le petit Christian (1998-2008) ou Blotch (1999-2009) privilégiant le trait expressif en noir et blanc. L’exposition éveille la curiosité par cette introduction très colorée.
Strasbourg est tout Blutch
Dynamique « capitale de l’illustration« , Strasbourg célèbre cette année l’œuvre de Blutch, invité d’honneur des 4e Rencontres de l’Illustration et du festival Central Vapeur. L’œuvre polymorphe de l’auteur, strasbourgeois d’origine et digne successeur de Tomi Ungerer, décédé en février 2019, se donne à découvrir à trois expositions dans la ville, à visiter jusqu’au 30 juin. Ainsi, l’Aubette 1928 présente les planches de la BD-essai Pour en finir avec le cinéma (2011). Au Musée d’art moderne (MAMCS), le travail de l’auteur est mis en dialogue avec une sélection d’œuvres de Gustave Doré, Tomi Ungerer, Max Klinger, Albrecht Dürer ou encore Auguste Renoir.
Enfin, le Musée Tomi Ungerer fait quant à lui honneur aux travaux graphiques de Blutch produits entre 1994 et 2018, des illustrations pour la jeunesse aux dessins de presse en passant par les croquis et les dessins de jazz. L’auteur-illustrateur affirme sa filiation avec Tomi Ungerer. Comme lui, Blutch a d’ailleurs fait ses études à l’Ecole supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, devenue la Haute école des arts du Rhin (HEAR).
« La tentation du dessinateur serait de devenir peintre »
De son vrai nom Christian Hincker, Blutch a choisi son surnom en référence à l’un des personnages de la bande dessinée Les Tuniques bleues. Après la publication de ses premières planches en 1988, c’est l’entrée de ses dessins dans le mensuel (À suivre) en 1996 qui marque sa reconnaissance. En 2009, il est lauréat du Grand Prix international de la bande dessinée d’Angoulême. Le dessin de Blutch se caractérise par un trait libre, sans style prédéterminé, souvent en noir et blanc. Il ne délaisse cependant pas totalement la couleur et montre un perpétuel désir pour le médium pictural.
Que ce soit dans ses affiches de cinéma ou bien dans ses illustrations, il y a dans son trait une vibration de la matière, rappelant des traits de pinceaux. Dispersés harmonieusement dans les différentes salles du musée Ungerer, les travaux au pastel de Blutch surprennent par leur richesse picturale, tout en gardant le trait marquant du dessinateur. Ce double intérêt pour la ligne et la couleur est reflété dans la collection privée de dessins ainsi que dans la bibliothèque personnelle de l’artiste, également exposées à la fin du parcours. David Hockney, Georges Pichard, Guido Buzzelli, Saul Steinberg mais aussi Mickey Mouse et Donald Duck de la culture populaire à l’histoire de l’art, Blutch se nourrit d’inspirations multiples.
« J’ai appris à dessiner en recopiant »
Pour le dessinateur, c’est l’essence même de son travail que de se confronter aux formes passées : « Chez moi il n’y a pas de hiérarchie, tout le monde est au même niveau », dit-il. À la manière des enfants, il copie ce qu’il aime. Dans Acirema Reregnu, planche de BD réalisée en quatre couleurs (rouge, noir, blanc et gris), Blutch cite des images extraites d’America, un livre satirique d’Ungerer qui revêt une importance toute personnelle. Il s’agit en effet du tout premier livre du géant de l’illustration qu’il a lu. Le titre, énigmatique, doit se lire dans le sens inverse de lecture (Ungerer America), soulignant la volonté de Blutch de détourner l’univers de Ungerer.
Refaire, voire détourner, c’est une pratique courante dans l’œuvre de l’artiste, comme dans La suite Vidy (2015), une série de sept dessins réalisés pour le foyer du théâtre Vidy à Lausanne. Dans les dessins originaux encadrés et présentés ici dans leur suite prédestinée, il représente dans la première image l’arche de Noé dans laquelle se cache, si l’on regarde attentivement, le chien présent dans L’Île Noire de Hergé. Dans l’image suivante, l’animal saute par-dessus Tintin, le museau grand ouvert et le regard dirigé vers un chat présent dans le dessin suivant, qui reprend la composition du célèbre Olympia d’Édouard Manet.
Là encore, Blutch tisse la référence tout en inversant la peinture originale (le chat est à gauche et non à droite) et représenté sur le qui-vive, la queue dressée. Œuvre savante, ouvrant de multiples lectures, le travail de Blutch détourne fréquemment les classiques de la bande dessinée : dans Le Cavalier Blanc Numéro 2 (2002), il se réfère à la couverture d’un album éponyme de Lucky Luke, publié en 1975, pour en proposer des variations graphiques. Les aplats de couleurs et les formes cloisonnées dans des contours noirs sont remplacés par des traits libres, bruts et une palette très riche.
« Je me raconte toujours des histoires en dessinant »
L’exposition met également en exergue les qualités narratives de l’œuvre de Blutch. Celui-ci développe une narration qui procède par associations ou citations iconographiques et textuelles. Tout comme l’artiste, qui se raconte des histoires en dessinant, le visiteur peut élaborer son propre récit. Schweizerhof (2009), série réalisée dans le cadre du festival Fumetto à Lucerne, présente par exemple des dessins produits quotidiennement lors d’un séjour d’une semaine : accrochées chronologiquement, ces illustrations mêlent fiction et réalité à la manière d’un journal intime graphique.
Dans La suite Vidy, le regard se promène d’une image à l’autre tout en tissant des analogies surprenantes. En définitive, Blutch se libère de l’enfermement des cases de la BD : plutôt que de produire des œuvres narratives linéaires, avec un début et une fin, il privilégie l’interprétation libre de ses images. Il s’agit de se « laver de la BD et de sa grammaire ».
Dans l’exposition du musée Ungerer, ce désir trouve un bel écho à travers la mise en scène des dessins dans l’espace : même encadrés, ils sont disposés de manière à perturber les cloisonnements. Sur les murs blancs, les illustrations respirent et déploient leur potentiel graphique.
Artiste aux multiples facettes, Blutch est constamment en recherche. Le titre de l’exposition, « Blutch. Un autre paysage » tient bien sa promesse : le spectateur découvre la pratique d’un dessinateur qui s’inscrit dans toutes sortes de champs de création, dépassant constamment ses propres limites.
L’exposition se construit à partir d’éléments disparates qu’elle sait faire dialoguer pour restituer l’hétérogénéité et la liberté du corpus. Les pastels saturés de couleur prennent autant d’importance que les dessins réalisés au trait léger, les petits dessins satiriques sont tout autant valorisés que les grandes affiches de cinéma. Loin de tout académisme, à l’image de Blutch, l’exposition est captivante.
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