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Une historienne publie un roman sur la villa du Struthof : « La fiction autorise à combler les interstices de l’Histoire »

L’historienne Frédérique Neau-Dufour a publié, début septembre, le roman « La Villa des Genêts d’or », sur la maison du Struthof. Une fiction très réelle ancrée dans l’histoire de cette montagne des Vosges alsaciennes : lieu d’excursion devenu camp de concentration nazi pendant la seconde guerre mondiale. Entretien.

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Une historienne publie un roman sur la villa du Struthof : « La fiction autorise à combler les interstices de l’Histoire »

Agrégée et docteure en histoire, Frédérique Neau-Dufour a publié La Villa des Genêts d’or le 9 septembre. Le roman inspiré de faits et de personnages réels raconte le destin d’une maison bâtie en 1912, dans les Vosges sur le Mont-Louise par une musicienne allemande nommée Gretel, qui accueillera par la suite le camp de concentration du Struthof. Elle interviendra dans le cadre du festival strasbourgeois Bibliothèques idéales le 17 septembre.

Rue89 Strasbourg : D’où vient ce livre ? 

Frédérique Neau-Dufour : Il vient de mes neuf années passées à diriger ce lieu de mémoire qu’est le Centre national du résistant et du déporté sur le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler. Au quotidien dans mon travail, cela n’a pas été une épreuve, mais j’ai été atteinte personnellement, dans ma conscience : j’ai eu besoin de me libérer de certaines choses choquantes en écrivant. Il est aussi né d’une période de ma vie où j’ai eu à subir des violences, ce livre a servi à extirper ceci de moi, à comprendre comment un bonheur peut se dégrader et devenir un enfer. Et puis je suis tombée sur le journal de Gretel rédigé en allemand, qui a fait construire la maison en 1913. Elle inspire un des personnages principaux du livre. J’ai ressenti un électrochoc. Je me suis dit : « Cette histoire est incroyable, je veux l’écrire. » Pour toutes ces raisons cela a été une évidence, une urgence d’écrire ce roman.

Frédérique Neau-Dufour agrégée et docteure en histoire signe son premier roman. Photo : remise / Christophe du Barry

Comment, en tant qu’historienne, aborde-t-on l’écriture d’une fiction sur cette période ? 

On arrive armée de connaissances et en même temps on lutte pour ne pas en faire étalage. Je n’ai pas voulu les utiliser de façon directe mais je m’en suis servi comme d’un soubassement pour nourrir la fiction. C’est notamment le cas en ce qui concerne les nazis : ils ont toujours été plus loin que ce dont l’imagination humaine semble capable, cela peut parfois sembler de la fiction, mais c’est bien réel. J’ai encore du mal à croire qu’ils ont pu faire tant de mal en si peu de temps à tant de personnes sur terre.

La fiction donne également une grande liberté : elle permet de combler les vides, les interstices que l’Histoire n’arrive pas à remplir. On ne connaît pas la psychologie des gens, mais dans un roman on peut l’imaginer. Il est vrai que je me demande comment mon livre va être reçu par les historiens. Même si ce n’est pas un livre d’histoire, cela peut aider à mieux comprendre cette période.

Dans le récit, il y a des scènes très dures et détaillées sur le traitement des prisonniers, les tortures subies…

C’était aussi une manière de me libérer de toutes les choses qui m’ont parues barbares, ce sont bien des faits avérés et documentés. Je cite, en début d’ouvrage, le livre de l’historien Robert Steegman (Le KL -Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, la Nuée bleue, NDLR), beaucoup d’éléments proviennent de ses recherches, notamment dans les conditions de vie des détenus, du camp, son fonctionnement. 

Le village de Natzwiller et ses habitants sont peu présents finalement …

C’est le cas dans la troisième partie une fois le camp de concentration construit. La montagne se ferme, le camp se replie sur lui-même. Il y a des échanges avec le village, pour les achats par exemple, mais les relations sont plus distantes. Mais il y a quand même certains personnages, l’aubergiste ou un chien jaune, qui a une certaine importance… et qui en plus a réellement existé ! J’en ai retrouvé la trace dans les archives du village de Natzwiller (les Allemands avaient rebaptisé le village Natzweiler, NDLR). C’est important aussi de raconter le village autour, de s’interroger sur ce que pouvaient ou pas les voisins du camp, de se demander quelle pouvait être leur marge de manœuvre.

La villa telle qu’elle existe encore aujourd’hui. Photo : remise / Jean-Philippe Aroni

Pourquoi le rôle de la maison est-il si important ? 

C’est en effet le personnage principal du livre. Pour moi elle symbolise l’être humain : nous sommes comme une maison avec un corps qui se construit et grandit. Et ce corps est habité par une âme. Je trouvais aussi intéressant comme trame, le fait que plusieurs personnes se succèdent dans une maison. Finalement un lien existe avec des gens qui, si différents qu’ils soient, l’ont tous habité et aimé. Dans une chambre d’hôtel, je pense souvent à ceux qui ont dormi avant dans le lit que j’occupe et qui y dormiront après. Je suis troublée par le fait que des humains qui n’ont rien en commun se succèdent. C’est le cas aussi à l’échelle de la planète d’ailleurs. Donc la maison, c’est à la fois un symbole intime et un cadre beaucoup plus large : le monde. 

Est ce que ce roman peut apporter quelque chose à la connaissance du passé tourmenté de l’Alsace et notamment sous la période nazie ? 

Je pense qu’il peut en effet participer à faire comprendre ce qui s’est passé en 1940-45. Pour comprendre cette période, il faut voir d’où l’on vient. On ne peut pas comprendre les crimes nazis si on ne considère pas la théorie de l’inégalité des races qui était majoritaire et acceptée chez beaucoup de savants au XIXème siècle. Les nazis ne sont pas tombés du ciel. Plus généralement il y a aussi le côté prédateur de l’homme sur la nature ou son prochain : une volonté de prendre, de dominer. L’exploitation du granite rose qui a présidé à la construction du camp, les scènes de chasse aussi, nombreuses dans mon roman, interrogent ce rapport. Chez les nazis cette prédation a dépassé les possibles. On trouve en plus de l’idéologie raciste, la volonté de s’enrichir, de faire fonctionner une économie basée sur la spoliation. 

Vue de l’ancien camp de concentration KL-Natzweiller, certaines baraques ont été réhabilitées. Ce lieu de mémoire est ouvert aux visites. Photo : SW / Rue 89 Strasbourg

Est-ce que la façon dont ce passé alsacien est abordé est en train de changer ? 

Nous sommes à un tournant, les générations qui arrivent vont affronter des choses qui étaient taboues jusqu’à présent. Mais cela ne va pas sans résistance. Il y a des personnes qui ne sont pas d’accord avec ce mouvement. On peut entendre des reproches sur le fait que tel ouvrage n’est pas écrit par un historien… Mais c’est aussi le droit des citoyens de se saisir des archives et d’affronter ces sujets ; ils posent d’excellentes questions. Nous traversons une étape décisive, il faut continuer d’écrire l’histoire : c’est un enjeu politique important. Avec la guerre en Ukraine, c’est plus que jamais le cas : regardez comment la Russie tente d’imposer une réécriture de l’histoire. C’est un enjeu de démocratie : ce n’est jamais au pouvoir d’écrire l’histoire. 

Quels sont vos projets ? 

Je retourne à l’Histoire. Je suis en train de faire des recherches sur la période de l’épuration (après la guerre, lorsque les français collaborateurs ont été réprimés, NDLR) au Struthof, c’est d’ailleurs de cette époque, de novembre 1944 à novembre 1945, que le lieu a hérité son nom, lorsqu’il était camp d’internement pour des personnes accusées de collaboration avec les nazis. Il y a énormément d’archives dans lesquelles je me suis plongée. C’est une période qui a été peu étudiée.

 


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