Une dizaine d’heures, c’est la durée de la seule et unique grève en 64 ans d’histoire de l’usine de lait aux portes du centre-ville de Strasbourg. Et cette mobilisation éclair a permis d’obtenir l’essentiel des revendications salariales.
L’histoire
La fin de la période allemande de Strasbourg (1870-1918) coïncide avec les débuts de son usine de collecte de lait. Le maire Rodolphe Schwander crée le 26 février 1915 la société de « La Laiterie ». Le nom n’existe pas encore, mais c’est ce qu’on appelle aujourd’hui une société d’économie mixte, une société privée, contrôlée majoritairement par la commune (comme la CTS, Strasbourg-Événements, etc.). Le bâtiment remplace une brasserie construite au début du siècle. Le but de ce nouveau service public ? L’approvisionnement en produit laitier du « périmètre fortifié de Strasbourg », en ce début de Première Guerre mondiale, notamment à destination des écoliers défavorisés. Au même moment, la Ville acquiert également 1 300 vaches laitières en Hollande.
Une telle usine si près du centre n’a rien d’incongru à cette époque. D’autres laiteries existent déjà aux Contades (1887-1942) ou à la Meinau (1909-1924). À partir de 1924, le lait collecté dans les environs est aussi pasteurisé sur place, avant d’être mis en bouteille et distribué aux habitants. Cette activité industrielle aux portes du centre-ville, dont quelques rares images d’archives de l’Ina attestent, dure jusqu’en 1979.
Le bâtiment industriel évolue sans cesse au gré des agrandissements, des restructurations et de la modernisation de la fabrication que ce soient pendant les périodes allemandes ou françaises. Le lieu est parfois visité par des classes d’écoles.
Une grève pressentie
Des échanges de courriers permettent de comprendre l’histoire de l’unique et éphémère grève. Dès septembre 1971, dans l’ère post-68 et le début des crises des années 1970 qui débutent par la fin de la convertibilité or-dollar, la direction redoute des mouvements sociaux à venir comme l’atteste une note interne du 14 septembre.
En 1970 et 1971, elle avait consenti à plusieurs augmentations (10% en 1970 et en 1971, ainsi qu’une majoration de 8% sur les salaires égaux ou supérieurs à, 1 500 francs, soit 220€/mois) et baissé le temps de travail de 46 à 45 heures, payées 48h. Mais elle estime qu’il lui faudra arrêter les « fantaisies » salariales. Et donc qu’elle risque de se confronter à une grève dans les prochains temps. Elle se demande comment contourner une paralysie de son site.
Problème, la direction s’aperçoit que la convention collective de l’usine datée de 1965 est en fait « inapplicable », car le président du tribunal de grande instance n’a pas été consulté. C’est donc la convention collective nationale qui s’applique et encadre le droit de grève. Le directeur prend contact avec la Fédération nationale de l’industrie laitière pour des conseils.
La direction craint la pression des actionnaires, c’est-à-dire la municipalité. Ce n’est pas tant que le maire et ses adjoints reprocheraient un éventuel manque à gagner financier, mais plutôt le non-approvisionnement des habitants, qui sont aussi les électeurs. À cette époque, l’usine située porte de Schirmeck livre encore 90% du lait frais consommé à Strasbourg.
Quand on réfléchit à contourner la grève
Côté direction, le plan pour contourner la grève est déjà prêt : demander un référé en cas d’occupation, ou si tel n’est pas le cas, demander au préfet la réquisition des chauffeurs. Et si le représentant de l’État refuse, le directeur compte demander un coup de main aux syndicats d’agriculteurs, la FDSEA et sa branche de jeunes agriculteurs pour assurer les livraisons. L’arme ultime ? Organiser une conférence de presse pour dévoiler les rémunérations des salariés. La direction pense qu’elle salarie les ouvriers les mieux payés du secteur industriel dans la région avec Kronenbourg. Une comparaison est d’ailleurs proposée aux salariés pour apaiser l’un des mouvements sociaux.
Dans les échanges, la fédération prévient la Laiterie que l’absence de convention « Maison » nécessitera de convoquer une réunion de conciliation aux instances de la fédération… à Paris. Les syndicats doivent notifier leur désaccord et en théorie un délai de 8 jours s’applique pour réaliser une conciliation, avant de déclencher le droit de grève.
Mobilisation unanime et réussie
Mais trois ans plus tard, il n’en sera rien. Le 11 avril 1974, tout le personnel « à l’exclusion des cadres et des salariés du bureau », selon le directeur, bloque les grilles à 1h30 du matin. Et le blocage se transforme en grève impromptue. Un article de L’Humanité pointe de son côté que quelques cadres ont participé (250 personnes selon le journal).
Le résultat est spectaculaire. Une dizaine d’heures plus tard, les syndicats obtiennent satisfaction sur « l’essentiel » de leurs revendications : une augmentation de 10% ; de 1% des primes d’ancienneté et encore 150 francs (22 euros) de prime de vacances, ainsi que le paiement double des dimanches.
Ces augmentations paraissent très élevées en 2019, mais elles sont à remettre en perspective avec l’inflation en cette première crise économique après les Trente Glorieuses. L’inflation augmente fortement (6,2% en 1972 ; 9,2% en 1973 et 13,7% en 1974) avec le premier choc pétrolier en 1973.
« Nous ne voyons pas très bien comment nous aurions pu refuser la négociation immédiate sans causer de préjudice grave à l’entreprise », explique le jour même le directeur dans une nouvelle lettre à sa fédération, pour l’informer du déroulé de cette matinée spéciale. L’institution nationale regrette de son côté que la direction strasbourgeoise ait négocié sur place, puisque cette grève subite violait la convention et le délai de 8 jours : « L’expérience montre – du moins quand il s’agit de mouvement bien encadrés par les appareils syndicaux – que les protagonistes acceptent volontiers de surseoir au conflit ouvert jusqu’à la tenue de la commission », fait savoir le chef du service juridique ». « Les syndicats acceptent le désordre, alors qu’à les entendre ils sont adversaires résolus de toute anarchie sociale », acquiesce néanmoins la Laiterie strasbourgeoise dans une réponse.
La direction estime avoir agi dans son intérêt immédiat. Mais s’inquiète de la réaction d’agriculteurs qui ne voudraient pas se laisser « enchaîner » à une usine. « Je suis très pessimiste quant aux vertus dans notre pays des clauses de prévenance, réglementant le droit de grève », prédit le directeur de la fédération dans un dernier courrier pour mettre fin à la correspondance.
À la même époque, la pression sur la Laiterie strasbourgeoise est forte de la part d’agriculteurs qui demandent des prix d’achat plus élevés, notamment entre 1972 et 1976.
Fermeture quelques années plus tard
Un projet de convention collective est soumis aux salariés le 16 mars 1978. Mais ils n’en profiteront guère puisqu’à la fin de l’année, la Laiterie ferme ses portes dans le cadre d’un regroupement à cinq pour former la coopérative Alsace Lait. Cette usine à Hœrdt, où est basée la société, fonctionne toujours.
L’entreprise strasbourgeoise affichait toujours des bénéfices en 1977. La vente et le déménagement fait surtout suite à une volonté d’agriculteurs locaux de se doter d’une grande usine moderne, qui pouvait rivaliser avec d’autres coopératives, notamment en Lorraine. Des marques d’intérêt avaient débuté dès 1971, mais n’avaient pas connu de suite, avant d’être réactivées en 1978.
Il faudra attendre plus d’une décennie pour que l’emplacement soit transformé en un lieu culturel et de concert emblématique, toujours en fonction en 2019 (la suite demain).
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