« Nous sommes les oubliés de Hautepierre ! » Ce sentiment, exprimé par une mère de famille qui habite la maille Eléonore depuis 32 ans, de nombreuses personnes du quartier le partagent… En effet, sur les cinq mailles à vocation résidentielle de Hautepierre à l’ouest de Strasbourg, deux (Brigitte et Eléonore) n’ont pas du tout bénéficié des 155 millions d’euros investis dans le cadre de la première phase du Projet de rénovation urbaine (PRU) de Hautepierre, initié pour la période 2009-2013.
Les trois autres (Jacqueline, Catherine, Karine) ont, en revanche, une nouvelle allure grâce à la prolongation de deux arrêts de la ligne A du tramway jusqu’au Parc des sports, la démolition de dix bâtiments de logements sociaux, la rénovation des autres, ainsi que l’aménagement de routes à double-sens de circulation, de parkings, de pistes cyclables, d’allées piétonnes, de poubelles enterrées, d’aires de jeux pour enfants…
Financé par les collectivités publiques et par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), ce PRU avait pour objectif « d’ouvrir sur l’extérieur » les mailles de Hautepierre, qui comptent 15 000 habitants et 4400 logements dont 3700 logements sociaux.
Adjoint de quartier pour Hautepierre, adjoint au maire et conseiller départemental, Serge Oehler précise que les mailles Brigitte et Eléonore seront rénovées à leur tour dans le cadre de la deuxième phase du PRU :
« Ce sera dans les quatre, cinq, six années à venir. La phase de concertation avec les habitants n’a pas encore démarré. Mais le défi, changer l’image du quartier de Hautepierre et permettre aux habitants de s’y sentir mieux, est déjà réussi! »
Mais qu’en pensent réellement les habitants ?
Pour Carles Pinto, rencontré à la sortie du Centre commercial, aucun doute, ces travaux ont été une « bonne chose » pour le quartier, où ce trentenaire habite depuis 2010 :
« Quand je me suis installé maille Karine, ma compagne, qui était venue voir mon nouvel appartement, m’avait dit : “c’est un cauchemar de vivre ici”. Des jeunes traînaient tout le temps en bas de l’immeuble en faisant du bruit, l’ascenseur était toujours en panne, il y avait des déchets dans le hall et les murs étaient recouverts de tags… Une fois, ces jeunes avaient tagué un mur pour insulter Nicolas Sarkozy. J’étais allé les voir pour leur dire que, de toutes façons, il ne viendrait jamais ici et ce n’est pas lui que cela pénaliserait… Je crois qu’ils m’avaient compris ! Depuis la rénovation, l’ascenseur a été réparé, il n’y a plus de déchets et les murs ont été repeints. Et ces jeunes ne squattent plus ici, c’est plus calme. »
Comme Carles Pinto, de nombreux habitants de Hautepierre apprécient la rénovation des parties communes et des façades de leur logement social, tout comme la mise aux normes de leur installation électrique et leur meilleure isolation. De même, l’embellissement du quartier, l’ouverture de la Maison de Hautepierre, l’extension de la ligne A de tramway de deux arrêts jusqu’au Parc des sports, l’aménagement de nouveaux parkings, d’allées piétonnes et d’aires de jeux pour enfants sont souvent citées parmi les évolutions positives.
« Certaines familles demandent de régler 6 euros en trois fois… »
Mais de nombreux locataires signalent que, suite aux travaux de rénovation de leur immeuble, les charges ont augmenté, entre 50 et 120 euros selon les logements. Une dépense importante dans un quartier où le taux de chômage est de 29,3%, celui des jeunes de 40%, et le revenu fiscal annuel médian de 9 600 euros, selon le diagnostic territorial de Hautepierre réalisé pour la préparation du contrat de Ville 2015-2020.
Fatah Bar, adulte-relais qui assure une mission de médiation sociale et culturelle de proximité à Hautepierre, où il habite, souligne :
« Quand des sorties sont proposées pour leurs enfants, certaines familles demandent de régler la cotisation annuelle, de 6 euros par an, en trois fois… Les familles les plus pauvres, qui demandaient Hautepierre pour ses logements sociaux très peu chers, risquent de devoir aller ailleurs… Mais où ? »
Par ailleurs, dans un courrier envoyé à CUS Habitat (PDF), Geneviève Manka, habitante du quartier et présidente de l’Amicale de la Confédération nationale du logement (CNL) Hautepierre, dénonce :
« De nombreux locataires ont fait état de graves désordres liés aux travaux mal faits dans les parties communes et extérieurs des immeubles. »
Et la liste est longue : installations électriques abîmées dans les logements pendant les travaux, portes d’immeubles qui se bloquent par défaillance électrique, peintures qui tombent toutes seules deux ans après les travaux…
« Pourquoi avoir démoli les six pièces ? »
Alors que Ilhame Aite-Bellahay vient de ramener ses enfants à l’école, cette habitante indique que beaucoup de choses ont changé maille Jacqueline, où elle a longtemps vécu avant de déménager maille Karine :
« Ils ont refait les routes et les allées, ils ont ajouté des grillages et un parking devant les immeubles et ils ont construit un nouveau gymnase, c’est plutôt bien, mais je me demande pourquoi ils ont démoli les immeubles qui étaient ici, avec beaucoup d’appartements de six-pièces… Si c’est pour la sécurité, j’aimerais bien comprendre ce qui les dérangeait ! J’ai habité longtemps cette maille et je n’ai jamais eu de problèmes ! Pareil pour mon père, qui a 72 ans. «
De même, Ilhame Aite-Bellahay, à qui une passante demande son chemin, ne comprend pas pourquoi les noms des rues du quartier ont été modifiés :
« Maintenant, quand quelqu’un me demande, c’est compliqué ! Parmi les choses à améliorer, ce serait bien qu’il y ait davantage de poubelles dans l’espace-public à l’intérieur des mailles et une aire de jeux pour les enfants maille Jacqueline (sa construction, retardée, est prévue cet été, ndlr). »
Patrouilles de police et vidéo-surveillance
Quelques bâtiments plus loin, Karim et Younès, 22 ans tous les deux, attendent un ami en bas de leur immeuble. Eux non plus n’apprécient pas certains changements :
« Il y a une belle place, où on aime bien se retrouver l’été, mais une caméra a été installée pile à cet endroit… C’est gênant ! Nous, cela nous dissuade d’y aller, mais pour rien, on veut juste s’asseoir ! C’est la même chose pour les patrouilles : les policiers passent juste à côté de nous alors que nous n’avons rien fait et ils repartent, c’est n’importe quoi, on n’aime pas ça ! »
À propos des caméras de vidéosurveillance, Abdel Moustaid, responsable animations à la Maison de l’enfance de Hautepierre, qui a habité le quartier plus de 40 ans mais qui a déménagé pour « mieux séparer vie privée et vie professionnelle », estime au contraire qu’elles constituent « un moyen de dissuasion pour assurer la sécurité de tous et surtout des enfants », et que les adultes se doivent de relayer ce message.
Un espace jeune… trop jeune
Au pied d’un autre immeuble, dans une voiture, Mustafa discute avec des amis. Si ce dernier, 23 ans, apprécie l’ouverture de la nouvelle Bibliothèque municipale de Strasbourg Hautepierre, il regrette qu’elle ferme trop tôt (18h en semaine et 17h le samedi) mais aussi que La Passerelle, un espace-jeunes pour les moins de 30 ans, ait été démolie, et que le nouvel espace-jeunes, Le Ricochet, soit réservé aux moins de 18 ans :
« Maintenant, les gens se plaignent qu’on traîne sur le parking mais La Passerelle, c’était un lieu où on pouvait se retrouver pour faire une partie de baby-foot ou discuter et, quand il y avait un match, on pouvait rester jusqu’à 23 heures pour le regarder. »
Mais La Passerelle avait « une mauvaise réputation », explique Meriem Chemlali, à l’initiative du restaurant Table et culture au théâtre de Hautepierre. Elle raconte pourtant que, lorsqu’elle était installée à La Passerelle, il n’y avait jamais le moindre problème.
Le directeur du Centre socio-culturel (CSC) de Hautepierre, Louis Shalck, se souvient cependant d’incidents :
« Suite à des problèmes d’insultes et de crachats, certains parents ne voulaient plus y inscrire leurs filles. Nous avons profité de la construction d’un nouveau bâtiment pour donner un nouveau nom à notre espace-jeunes. Depuis, nous avons retrouvé de la mixité filles-garçons. »
« Ce qui n’a pas changé, c’est que ces jeunes traînent tous les jours en bas de l’immeuble et font du bruit toute la nuit »
A la porte d’entrée voisine, une maman rentre chez elle, chargée de sacs de courses. Si elle apprécie la rénovation de son immeuble ou l’extension de la ligne de tramway, son bilan reste mitigé sur la rénovation du quartier :
« Ce qui n’a pas changé, c’est que ces jeunes traînent tous les jours sur le parking et font du bruit toute la nuit… Et le matin, on retrouve des bouteilles ou des gobelets avec du café sur notre voiture. Et quand la porte de l’immeuble, qui a été rénovée, ne fonctionne pas, ils la cassent. »
Manque de commerces de proximité
Alors que leurs enfants jouent sur la nouvelle aire de jeux maille Karine, Fella Mhamedi et Jihen Djhen se disent « très contentes » de la rénovation du quartier :
« Nous avons tout à côté ! Les supermarchés, la piscine, le Zénith… Et les associations qui proposent des activités pour les enfants ! »
Cependant, de nombreux habitants regrettent de ne pas avoir de commerces de proximités à l’intérieur des mailles, ce que constate aussi Louis Schalck, le directeur du CSC :
« Lors des réunions de concertation, de nombreux habitants souhaitaient que des commerces de proximité ouvrent à l’intérieur des mailles, de manière à avoir des lieux de vie, et pour que les nombreuses personnes âgées qui vivent seules n’aient plus à se déplacer… »
Selon le diagnostic territorial de Hautepierre, hormis le Centre commercial plus éloigné des mailles à vocation résidentielle, la part des habitants qui disposent des sept services dits de proximité (boulangerie, tabac-presse, supérette, école, pharmacie, médecin, poste) est de seulement 19,7%.
Pour Serge Oehler, la raison est à chercher dans la sociologie du quarter :
« La première difficulté consiste à trouver des commerçants qui veulent bien s’installer dans les mailles. A l’époque où des commerces ont fermé dans les mailles, il faut savoir que le panier moyen des consommateurs était de 10 euros. »
Pour Louis Shalck, la principale limite de cette rénovation est sans-doute qu’elle ne permettra pas de résoudre les problèmes sociaux du quartier. Et le directeur du CSC regrette d’avoir dû renoncer à certains projets, faute de moyens :
« Nous devions aménager un studio d’enregistrement pour les jeunes de 18 à 30 ans mais nous avons dû revenir sur cette promesse parce que la Ville ne pouvait plus prendre en charge le budget sécurité-incendie. C’est bien beau d’avoir une belle façade orange, mais avec des subventions (Ville, Conseil départemental, Etat, Caisses d’allocations familiales) qui diminuent d’année en années, nous avons moins de possibilités ! Dans ce PRU, le volet humain n’a pas été assez abordé ».
Une critique formulée par Angélique Gutapfel, cette mère de famille rencontrée maille Eléonore, qui estime qu’une rénovation ne change pas fondamentalement la vie des habitants :
« J’ai une amie qui a choisi de quitter Hautepierre et de s’installer dans un logement privé : elle ne supportait plus de ne pas pouvoir dormir la nuit, parce que des jeunes traînaient en bas de son immeuble, en faisant du bruit. Mais à Hautepierre, c’est considéré comme normal, on ne peut rien y faire ! Ce n’est pas la faute des jeunes : il y en a plein qui ont envie de travailler mais qui ne trouvent pas. Quand ils voient en plus que leurs parents partent travailler à 5 heures du matin et qu’ils sont de plus en plus pauvres, il ne faut pas s’étonner s’ils font n’importe quoi. »
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Pourquoi les mailles de Hautepierre s’appellent Brigitte, Catherine ou Eléonore
Sur Rue89 Strasbourg : Pourquoi Hautepierre va devenir un quartier « comme les autres »
Sur Rue89 Strasbourg : Comment de nouveaux habitants investissent les quartiers périphériques
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