« Là, vous voyez, on trouve même des fraises ! » Aussitôt, Geneviève Manka se baisse pour ramasser quelques fruits. Tout en se relevant, elle liste tout ce qu’elle a pu observer sur la Plaine des Jeux, cette vaste surface de 10 hectares coincée entre les avenues Corneille et Racine, au bout du quartier de Hautepierre à Strasbourg.
Écureuil, grive, plantes diverses et variées : « C’est un petit endroit de biodiversité », décrit celle qui vit depuis 32 ans dans le quartier. « Quand il y a du monde, on se bagarre les mètres carrés, mais on se bagarre aussi l’ombre ! », sourit la présidente de la section locale de l’association de défense des locataires CNL.
Un peu plus loin, sur l’une des buttes de la Plaine des Jeux, trois jeunes garçons profitent de l’ombre, posés sur de vieux fauteuils laissés sous un arbre. Au sol, des chemins de traverse se sont dessinés dans la terre à force d’avoir été empruntés par les habitants. Malgré la canicule de cet été avec des températures frôlant parfois les 43 degrés, les habitants ont régulièrement occupé l’espace : chaises et tables pliantes, barbecues, banquets d’anniversaires pour enfants, parties de foot improvisées. De la Plaine des jeux, des grands frères du quartier se souviennent y avoir fait les 400 coups, fumé leurs premières cigarettes ou y avoir eu leurs premiers flirts…
« L’histoire du quartier s’écrit ici chaque week-end »
« Chaque week-end, c’est une part de l’histoire du quartier qui s’écrit ici », décrypte Grégoire Zabé, membre du collectif Horizome, composé d’artistes et chercheurs et implanté depuis dix ans à Hautepierre. « C’est un espace nécessaire au quartier, il y a un véritablement attachement à cet endroit », poursuit cet artiste en résidence qui a conçu en 2017 une maquette virtuelle du quartier avec plusieurs jeunes et habitants. Il évoque « l’appropriation » réussie de ce lieu par les riverains.
En 2018, la Ville a organisé une consultation afin de recueillir les attentes des riverains. Une centaine de réponses plus tard, sept barbecues ont été installés et une aire de jeux a été créée le long de l’avenue Corneille. Grégoire Zabé pointe l’importante de la fonction « loisirs » de cet espace : « Sur d’autres mailles, on trouve le centre commercial et l’hôpital. Cette maille-là, c’est le Central Park du quartier ! », en référence à l’immense espace de 341 hectares, poumon vert de la ville américaine de New York.
Un projet de golf indoor a inquiété tout le monde
Dès la sortie de terre des premières mailles à vocation résidentielles en 1969, la Plaine des jeux et le Parc des sports, regroupés sur un même espace de 47 hectares, ont vocation à être des mailles d’activités. Fonction de loisirs pour la Plaine de jeux, fonction sportive du côté du Parc qui regroupe le club de Rugby, un club de football, des terrains de tennis, la piscine (dont une partie des travaux d’extension ont été achevés en 2018, ndlr) mais aussi une piste d’athlétisme en libre-service où s’entraînent parfois quelques groupes de jeunes filles et de mamans du quartier.
En 2012, un projet de création de golf privé, soutenu par l’adjoint au maire (PS) du quartier et golfeur Serge Oehler, a menacé la Plaine des jeux. Le projet comprenait l’implantation d’un espace intérieur et d’un parcours de six trous en extérieur. Le but affiché à l’époque : démocratiser la pratique du golf, valoriser le quartier et créer jusqu’à cinq emplois dans les futurs espaces de restauration.
« Pas grand monde dans le quartier était informé de ce projet », se souvient Grégoire Zabé, dont le collectif Horizome avait publié en 2012 une tribune sur Rue89 Strasbourg pour conserver la Plaine des jeux en l’état, un « espace de respiration » et « très fréquenté par les habitants ». L’idée n’a finalement jamais vu le jour, pour le plus grand bonheur de cette mère de famille croisée près de l’arrêt de tram Cervantès, qui rappelle que la Plaine des jeux est cruciale pour ceux qui n’ont pas les moyens de partir en vacances. Mais la crainte qu’un futur projet ne grignote l’espace demeure.
Les espaces verts, ADN du quartier-jardin de Hautepierre
Avec les multiples jardins partagés du quartier créés dès les années 70, la Plaine des jeux contribue à l’ADN des espaces verts de Hautepierre. Le document de convention de la première rénovation urbaine signé en 2009 (ANRU 1) souligne d’ailleurs que le quartier se démarque par la qualité de ces espaces végétalisés.
À Hautepierre, les craintes autour du devenir des rares respirations ne sont pas nouvelles. Lors des premiers coups de pelleteuse de la rénovation urbaine, première du nom (ANRU 1), des habitants s’était interrogés sur l’avenir du Petit Bois, espace d’un hectare au cœur de la maille Brigitte. C’est cet attachement pour ces lieux qui a poussé Geneviève Manka à réaliser quelques dessins de la Plaine des jeux : un témoignage du dynamisme et de l’occupation de l’endroit par les habitants.
Un lieu scruté par des universitaires
À Hautepierre, ces espaces verts appropriés par les habitants ont suscité la curiosité des universitaires. En 2010, Gilles Vodouhe, chercheur de l’École nationale d’architecture à Strasbourg (INSA), s’est intéressé au modèle d’éco-quartier. Il considère la Plaine des jeux comme un endroit « symbolique » du quartier :
« Quand je rencontrais des élus pendant mes recherches, ils citaient d’emblée la Plaine des jeux pour évoquer l’aspect quartier-jardin de Hautepierre. Les jardins partagés sont pour la plupart installés dans les cœurs de maille, mais la Plaine s’inscrit dans un ensemble plus large qui a incité les différentes municipalités à mettre l’accent sur les espaces verts dans le quartier. »
Outre l’aspect écologique, c’est la Plaine des jeux comme espace de sociabilité qui a intéressé Calvin Moluh. En 2019, le chercheur en ingénierie sociale a soutenu un mémoire sur les rassemblements communautaires de ce lieu :
« J’ai fréquenté la Plaine des jeux pendant plusieurs années. J’y ai observé une augmentation très significative des communautés africaines sur cet espace le dimanche. Ils viennent y reproduire un mode de vie similaire à leurs pays d’origine. C’est assez impressionnant ce qu’on peut observer là-bas : il y a une augmentation massive des participants tous les dimanche, tous les ans. Certains week-ends, on compte 2 000 à 3 000 personnes sur la Plaine des jeux ! »
Quel avenir pour la plaine des Sports ?
Alors que le nouveau plan de renouvellement urbain (ANRU 2) prévoit de détruire 304 logements et d’en construire 165, des habitants s’interrogent : la Plaine des jeux est-elle menacée ? « La Plaine des Jeux reste la Plaine des Jeux ! », balaie d’emblée Serge Oehler. « Tout ce que nous avons prévu dans ce coin du quartier est la rénovation des vestiaires du club de foot. Mais l’État n’a pas encore validé le projet. » Une première lettre d’engagement de l’État devrait être signée d’ici à la fin de l’année.
L’élu le rappelle toutefois : le lieu est géré par le service des sports, et non par celui des espaces verts. « Cet endroit a toujours été considéré comme un espace sportif ouvert à tous les habitants. Ceci dit, si nous avons un projet sportif, c’est le but de ce lieu. »
Le 12 mars, les élus de la Ville et de l’Eurométropole sont venus détailler aux habitants les contours du plan de renouvellement urbain. Les mailles Éléonore, face à l’hôpital, et Brigitte sont prioritairement concernées par cette deuxième phase de travaux. Le plan prévoit qu’elles soient traversées par un parcours piéton, habillées d’espaces verts, d’aires de jeux et d’un parcours sportif. Le but : faire de Hautepierre, « un quartier comme les autres. » L’expression fait sourire un bonhomme âgé d’une trentaine d’années qui, en se retournant vers la Plaine des jeux, lâche : « un quartier comme les autres ? Quand on a ça à côté de chez soi… »
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