Ici, on ne parle pas trop d’alcool. Dans la petite salle du 204 Grand’Rue à Haguenau, les conversations portent plutôt sur des ustensiles de cuisine et des parties de Scrabble en ce mercredi de début février. Pourtant, la petite porte en bois au fond de la cour de la paroisse Saint-Nicolas cache un concept unique en France : l’Accueil Réduction Risques Alcool Nord Alsace (ARRiANA), un lieu d’accueil et d’écoute pour les personnes souffrant d’alcoolisme.
Des verres gradués pour se rendre compte
Il est 11h. Le soleil brille sur les quelques impatients, présents depuis un quart d’heure. Jean-Bernard, Cédric et Django, son chien, vont pouvoir entrer : « Les animaux de compagnie sont autorisés, c’est important de le préciser », explique Christelle, agent d’accueil depuis plus d’un an. Le petit animal agité fait le tour des lieux, les autres s’installent autour de la table de la pièce principale.
L’équipe (Christelle, Cathy l’infirmière et Nadia l’éducatrice spécialisée) y dispose des chips, des biscuits et de l’eau pétillante. Chaque jour, une dizaine d’habitués vient passer du temps à l’ARRiANA. Les usagers apportent leur propre boisson alcoolisée, dont la quantité est notée sur une fiche de suivi. Tout le long de leur visite, l’équipe note combien « d’unités d’alcool » ont été consommées et à quelle heure. Ce suivi est absolument nécessaire, comme l’explique Cathy :
« Cela permet de compter les consommations autrement : 1 unité = 10 grammes d’alcool. Les verres sont gradués pour rendre les portions claires : 3 cl pour l’alcool fort, 12,5 cl pour le vin, et 25 cl pour la bière. Cela leur permet de prendre conscience de ce qu’ils boivent. »
Venir pour briser la solitude
Une fois cette formalité accomplie, hommes et femmes peuvent pratiquer aux activités qu’ils veulent. Laurent, petit homme à la barbe de trois jours et lunettes sur le nez, se saisit d’un journal. Cédric, un trentenaire brun et silencieux, se sert une bière, avant d’aller faire les courses avec Cathy pour le repas.
Chaque semaine, un nouveau duo s’y colle. Le lieu est ouvert tous les après-midi. Mais le mercredi est synonyme de repas partagé, un moment prisé, notamment par Jean-Bernard, lunettes sur le nez et casquette sur la tête, qui vient presque tous les jours. Sa consommation d’alcool oscille entrr « quasi zéro » et « occasionnelle ». Le mercredi casse un peu sa routine de personne sans emploi et isolée :
« Je viens pour me détendre, pour ne pas rester entre quatre murs, pour discuter. Les jeux, ça nous rassemble. Aux repas partagés, je laisse les autres cuisiner, mais je mets la table, je file un coup de main. »
« Le moral va bien »
De l’autre bout de la salle, Nadia ajoute que Jean-Bernard rend volontiers service. Il a monté les meubles de cuisine installés en hauteur. L’habitué vit à deux minutes à pied. Il avait entendu parler du lieu par une connaissance, et a passé le pas de la porte à une période « chaotique de sa vie », où il n’allait pas bien, en raison, dit-il, de son entourage. Il n’en dira pas plus, préférant évoquer l’avenir pendant que son café coule :
« Les copains d’ici vont m’aider prochainement pour mon déménagement. Depuis que je viens ici, ça a beaucoup changé ma vie, le moral va bien. »
Ce n’est pas Sophian qui dira le contraire. Ce grand gaillard barbu est arrivé quelques minutes après les autres. Il attire déjà l’attention avec sa radio portable qui déblatère les informations. Lui aussi habite à Haguenau et vient plusieurs fois par semaine. Il se plaint d’un problème au genou, une déchirure musculaire. Le matin même, il allait à son rendez-vous de kinésithérapie. En trinquant avec Cédric avec son gobelet marqué du logo d’ARRiANA, il raconte qu’il est venu pour la première fois au début de l’été 2019, après avoir avoir pris son courage à deux mains :
« Au début je n’osais pas, et puis quand je suis venu, je suis tombé amoureux de tout le monde. »
« Réduction des risques plutôt qu’abstinence »
Rires bienveillants autour de la table. Avec ces quelques mots, Sophian illustre les missions que le dispositif s’était donné à son ouverture il y a trois ans : accueillir sans jugement, offrir un espace de rencontre et d’activités et aider dans diverses démarches.
Ainsi l’équipe d’ARRiANA développe une approche différente face à l’alcoolisme : la réduction des risques plutôt que l’abstinence. Cela signifie réduire la consommation de manière à protéger l’usager et son entourage, réduire les accidents et les conséquences sur la santé. Cette démarche couplée à un accueil en-dehors de l’hôpital permet de dépasser les réticences, d’après Joaquim Melendez, cadre de santé de l’unité d’addictologie au centre hospitalier de Haguenau :
« Pour les usagers, l’hôpital peut être synonyme de jugement des soignants et de pression pour arrêter totalement de boire. Or, nous proposons un endroit serein et pour en convaincre les usagers, il faut gagner leur confiance. »
Joaquim Melendez, cadre de santé de l’unité d’addictologie au centre hospitalier de Haguenau
« Ne pas viser l’abstinence, ça veut dire revivre »
Dans le petit local de la Grand’Rue, la confiance semble être au rendez-vous. Les usagers sont très à l’aise. Laurent s’est attaqué à des morceaux de volaille. Au menu du jour : « poulet sauce Cathy », c’est-à-dire aux arachides, une spécialité de l’infirmière. Elle vérifie que personne n’y est allergique, répète la question à Sophian, dont la radio crache maintenant de la musique.
En éteignant le poste radio, Sophian continue de se confier. Il se dit rassuré par ce suivi médical : « S’il y a un problème, un médecin peut intervenir », dit-il. Nadia sourit. L’éducatrice spécialisée constate que la culpabilité liée à l’alcool est encore très présente, parfois plus encore que pour d’autres drogues. Elle estime donc indispensable de créer « la confiance d’humain à humain » et de ne pas prôner l’abstinence à tout prix :
« Pour certains, l’abstinence est le Graal, donc la sensation d’échec est terrible quand ils replongent, par exemple après un burn-out ou une séparation. A contrario, viser la réduction des risques et non l’abstinence, ça veut dire revivre. »
Joaquim Melendez pense que les professionnels du milieu commencent à changer de perspective. Selon lui, la réduction est un succès en soi :
« Il faut se rendre compte qu’une canette non-ouverte, c’est une réussite, c’est une abstinence. Parfois, il faut juste mettre le temps pour sortir de cette addiction. »
Boire moins, reprendre confiance et des démarches
Pour la petite équipe, les résultats sont là. Tout ce qui se passe dans cette pièce et autour de la table participe de la baisse de la consommation et aide à aller mieux, comme l’expliquent Nadia et Cathy :
« Ce sont les effets d’être dans un groupe : on discute, on pose son verre. On joue à un jeu, on espace considérablement les consommations. On cuisine, on s’occupe les mains, on réapprend les gestes d’hygiène. En faisant tout cela, l’estime de soi remonte. »
Les sorties bowling et la fête de Noël sont aussi des moments qui font le plus grand bien aux usagers, parce qu’ils les rendent acteurs, un élément « très important », d’après l’équipe. Au moment de l’échange de cadeaux, les accompagnantes ont eu la surprise de les voir se tourner vers elles avec des paquets. C’est à cet esprit d’initiative qu’elles voient du changement chez Jean-Bernard, Christophe et les autres. Nadia plaisante en disant qu’elle ne les reconnaît plus :
« Certains ont entrepris des démarches, trouvé un nouveau logement, se sont inscrits dans une formation… Avant, ils avaient besoin d’aide avec l’ordinateur. Maintenant, ils s’en saisissent tout seuls pour imprimer des papiers administratifs… »
Des abstinents dans un lieu de consommation encadrée
La preuve que le volet social prend parfois le pas sur la consommation encadrée : la venue de nombreuses personnes abstinentes, qui n’hésitent pas à se rendre dans ce lieu où leurs camarades apportent de l’alcool. « Ça ne me dérange pas du tout », indique Jean-Claude dans un accent alsacien tranché. Le retraité aux cheveux blancs est vissé sur sa chaise pendant que les autres fument une cigarette à l’extérieur. Jean-Claude a tout arrêté, « la clope depuis 9 jours, l’alcool depuis 4 ans » :
« Au début c’était dur, les 4-5 premières semaines. Maintenant c’est bon. Je n’en bois pas une goutte. J’ai de l’alcool chez moi, mais c’est le Ricard pour les copains. Moi je suis à la Carola rouge. »
Cela lui permet de venir en voiture depuis Gries, non loin de Marienthal. Lui qui a fait toute sa carrière dans la restauration est maintenant actif au sein d’Alcool Assistance et des Petits Frères des Pauvres. Il aime venir à l’ARRiANA parce que « c’est quand même un truc à part ». La solitude, il l’a connue quand il a perdu sa femme. Aujourd’hui ça va mieux, un peu grâce à « sa copine » avec qui il est depuis 7 mois.
Un accompagnement, même pour les abstinents
Nadia rappelle que les abstinents souffrent aussi de solitude, même quand ils ont cessé de boire. L’accompagnement d’ARRiANA reste donc utile bien après la fin des problèmes d’alcoolisme. Et puis, parfois, un drame peut provoquer une rechute. Suite au décès de son père, Laurent a replongé dans l’alcool après 10 ans d’abstinence. « Maintenant, ça va », affirme-t-il. L’homme suit une formation en informatique et cherche un petit boulot.
Laurent veut bien se prêter au jeu des photos. Et puis Georgette aussi. Elle est la seule femme ce jour-là… comme presque tous les jours. La retraitée aux cheveux roses et lunettes carrées a eu « besoin d’un moment d’adaptation », voyant qu’il y avait une majorité d’hommes qui venaient dans ce lieu. Si elle fume encore, elle ne boit plus d’alcool :
« J’ai bu plus jeune mais j’ai arrêté du jour au lendemain, comme ça. Ce sont les mystères de la nature ! »
Georgette vient à l’ARRiANA pour faire une pause dans sa « vie d’hyperactive ». Entre les courses, le ménage, le temps qu’elle passe sur internet, il y a toujours quelque chose à faire. Elle vient ici pour battre tout le monde au Scrabble. Nadia se souvient encore de son triple scrabble la semaine précédente. L’ancienne aide-soignante a toujours adoré les lettres et les livres :
« J’avais beaucoup d’imagination. À l’école, j’avais eu le prix d’excellence et le prix de rédaction. J’aurais voulu faire de grandes études mais je n’ai pas pu. Aujourd’hui, je ne peux plus lire à cause de mon glaucome. »
En fin de matinée, c’est le moment pour les fumeurs de ressortir pour une pause clope. Le repas est bientôt prêt, aucun nouvel usager n’a passé la porte. Ce midi, ils resteront à 10. Puis, ils auront tout l’après-midi pour profiter des BD qui ornent les étagères, ou du « mastermind » et des fléchettes. En sortant, un dernier coup d’œil par la fenêtre permet de remarquer les inscriptions colorées aux murs : « Salü Bisàmme » (« Bonjour tout le monde » en alsacien) et « Bienvenue. »
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