Depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites, la critique radicale de la police s’est un peu plus propagée en France. Parmi les manifestants et même au-delà, la répression à Sainte-Solline et les violences gratuites et autres humiliations racistes de la brigade BRAV-M à Paris ont choqué. Dans certains cortèges, en manifestation strasbourgeoise, le slogan « ACAB » (All Cops Are Bastards) a fini par devenir un cri de ralliement. Malgré ce rapport tendu aux forces de l’ordre d’une partie de la population française, l’abolitionnisme reste un courant marginal.
Enseignante en justice criminelle et professeure associée à l’université d’Etat de Californie, Chico, Gwenola Ricordeau a publié l’ouvrage « Pour elles toutes. Femmes contre la prison » aux éditions Lux en 2019. Elle y développe une réflexion appelant les forces progressistes, les féministes entre autres, à penser leurs luttes sans police ni prison.
En 2023, l’ancienne maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Lille publie une anthologie de textes abolitionnistes issus du monde anglo-saxon intitulée « 1312 raisons d’abolir la police ». Gwenola Ricordeau sera au Molodoï à l’invitation de l’Action Antifasciste Strasbourg (AFA SXB) jeudi 15 juin à 18h30. Dans sa description de l’événement, les organisateurs posent les questions suivantes : « D’où vient l’idée d’abolir la police et que recouvre-t-elle au juste? Si la police ne nous protège pas, à quoi sert-elle? Comment dépasser la simple critique de la police pour enfin en finir avec elle? »
Rue89 Strasbourg : Qu’est-ce que l’abolitionnisme pénal ?
Gwenola Ricordeau : C’est un ensemble de réflexions et de luttes pour l’abolition du système pénal, donc de la prison et de la police. Ces réflexions et ces luttes ont une histoire ancienne, même si les mobilisations qui ont suivi le meurtre de Georges Floyd et le mouvement Black Live Matter ont popularisé des slogans abolitionnistes de la police, notamment « Defund the police » (Définancez la police) ou
« Care not cops » (du soin, pas des policiers).
Ce qui a permis le moment Georges Floyd en 2020 aux Etats-Unis, c’est une longue histoire de résistances à l’existence même de la police, de luttes dénonçant notamment le caractère raciste de la police, mais aussi de mobilisations anarchistes. Du point de vue des idées, on peut dire que l’abolitionnisme englobe divers courants de réflexions, en plus d’un champ strictement académique.
Vous enseignez à l’Université d’Etat de Californie, Chico, aux Etats-Unis. Est-ce que ce courant politique et académique y est plus développé qu’en France ?
Il y a eu dans le sillage du meurtre de Georges Floyd une avancée aux États-Unis. Il n’y a pas eu une telle popularisation de l’abolitionnisme en France ou en Europe. C’est le projet et l’intérêt du livre “1312 raisons d’abolir la police” : permettre au lectorat français l’accès aux analyses développées en Amérique du Nord, mais aussi une compréhension des luttes qui y sont menées.
Les réflexions sur la police aux Etats-Unis sont-elles valables en France ? N’y a-t-il pas une différence entre les polices françaises et américaines ?
Pour nous abolitionnistes, il n’y a pas de différence de nature entre la police aux Etats-Unis et la police dans les autres États occidentaux. La police étasunienne est raciste et elle l’est aussi en France. Ici comme ailleurs, elle est au service du maintien de l’ordre capitaliste. Ce n’est donc pas une différence de nature de la police qui permettrait d’expliquer des avancées différentes de l’abolitionnisme en France et en Etats-Unis.
Où trouve-t-on les réflexions et luttes abolitionnistes en France ?
La résistance populaire à la police a toujours existé. La confrontation avec la police en manifestation, c’est une résistance à l’ordre policier. Des luttes, des personnes et des mouvements peuvent contribuer à la cause abolitionniste sans se revendiquer ou se penser comme tel. Je pense, par exemple, aux mobilisations contre les crimes policiers.
Dans le livre “1312 raisons d’abolir la police”, je reviens sur les réflexions et les luttes des Black Panthers. Ce mouvement ne se revendiquait pas abolitionniste dans les années 60-70. Pourtant il y a chez les Black Panthers une analyse largement reprise dans le corpus abolitionniste aujourd’hui.
Les Black Panthers analysaient la police comme une force d’occupation du ghetto noir. Pour ces militants, il n’y a pas de différence entre police et armée. Ainsi, la lutte des Black Panthers est profondément solidaire de la résistance vietnamienne à l’armée impérialiste. L’armée et la police ont la même fonction : c’est un outil de maintien de l’ordre raciste et colonial. Comme force ennemie, la police doit donc être combattue.
Parmi leurs actions, les Black Panthers observaient les patrouilles policières dans les quartiers africains-américains pour renseigner l’action de la police et défendre la population. Ces actions ont été largement reprises dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « copwatching », qui fait partie des manières d’agir des abolitionnistes.
Vous êtes actuellement en tournée avec l’anthologie 1312 raisons d’abolir la police. A quel public s’adresse votre discours ?
Mon abolitionnisme est un abolitionnisme révolutionnaire, qui rompt avec le réformisme et dénonce les promesses d’une police qui pourrait être une « bonne police ». De fait je m’adresse à une gauche révolutionnaire, antiraciste et féministe.
Je fais donc la critique d’une gauche citoyenniste, qui lorsqu’elle évoque la police, dit qu’il est possible d’avoir une police qui soit dans le camp du progrès social et qui contribue à l’émancipation. En clair, je critique la France insoumise ou le parti communiste qui surfent sur le mythe d’une « bonne police », républicaine ou de proximité, et refusent d’analyser quelle est la fonction de la police dans le maintien de l’ordre capitaliste, raciste et sexiste.
Selon moi, le résultat de cette analyse indique clairement qu’il n’y a pas de compromis possible avec la police lorsqu’on s’inscrit dans le camp du progrès social. Il faut reconnaitre qu’avec cette ligne on ne
rallie pas beaucoup d’organisations de gauche aujourd’hui (rires).
Quels sont vos arguments contre l’idée qu’une réforme de la police est possible ?
La quinzaine d’auteurs réunis dans “1312 raisons d’abolir la police” font la critique des luttes et des discours qui présentent la police comme « dysfonctionnant ». Cette perspective est, par nature, réformiste selon nous. En effet, la police ne dysfonctionne pas quand elle commet des violences. Elle fonctionne parfaitement bien et répond ainsi à ce qui est attendu d’elle. Nous abolitionnistes, nous ne disons pas qu’il faut lutter contre les violences policières car nous estimons que la police est par essence violente, raciste et sexiste.
Un de mes livres précédents, « Pour elles toutes. Femmes contre la prison » critique le féminisme qui réclame toujours plus de prisons. Dans « 1312 raisons d’abolir la police », je poursuis cette perspective en appelant à « défliquer » les luttes progressistes et féministes et en critiquant les courants féministes qui nous entretiennent l’illusion d’une police qui pourrait contribuer à l’avancée du féminisme en recueillant toujours davantage de plaintes. Pour nous, la police ne protègera toujours que certaines femmes, pas toutes les femmes, et il n’y a pas d’avancée à se servir d’un outil profondément raciste et classiste comme la police.
Il faut donc rompre avec cette illusion. La police bénéficiera toujours aux puissants, à la classe possédante, aux Blancs. Tant qu’on dira qu’il y a des problèmes dans la police, on ne sortira pas des cycles scandales, proposition de réforme et retour à la « normale ».
Ce discours révolutionnaire est peu développé en France. Avez-vous subi des pressions ou intimidations depuis la sortie de votre livre et le début de votre tournée ?
J’ai reçu des menaces, mais ce n’est pas surprenant quand on dit publiquement que la police est notre ennemi et qu’on assume cette conflictualité.
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