Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Gratuité des transports : un modèle à inventer pour les grandes villes comme Strasbourg

Dunkerque a sauté le pas de la gratuité de ses transports en 2018, alors pourquoi pas Strasbourg ? Avec Grenoble, la capitale alsacienne était pionnière sur la tarification sociale en 2009. Seulement voilà, pour la gratuité générale, c’est toute une économie à repenser. Mais des citoyens et un élu s’activent pour que la question soit enfin étudiée avec sérieux.

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Gratuité des transports : un modèle à inventer pour les grandes villes comme Strasbourg

Les élections européennes de 2019 n’ont pas encore eu lieu, mais la campagne pour les municipales de 2020 a bel et bien commencé. Au cœur des débats, ce qu’il en coûte aux Strasbourgeois de se déplacer. Dans l’opposition, on ne compte plus les saillies de la droite contre les frais, jugés prohibitifs, du stationnement. À gauche, la bataille se joue plutôt sur les transports en commun.

Le 28 septembre 2018 le néo-élu eurométropolitain de Schiltigheim, Antoine Splet (PCF), demandait à l’Eurométropole une étude sur la gratuité réalisée par un prestataire externe. Refusé. À la place, dans une réponse commune, son président Robert Herrmann et le maire de Strasbourg Roland Ries (PS tous deux) lui ont accordé la mise en place d’un groupe de travail rattaché à l’Eurométropole, même s’il n’est à ce jour jamais réuni. « Quand on veut enterrer un sujet, on créé une commission », ironise le conseiller communiste en citant Clémenceau. Pour autant, il se félicite de la résurgence du débat.

« Quand le Front de Gauche a fait campagne sur la gratuité des transports en 2014, personne ne le prenait au sérieux. En acceptant l’idée d’une commission, Robert Herrmann reconnaît quand même que le débat est légitime. »

Un mois plus tard, Europe Écologie les Verts (EELV) organisait son propre débat sur la question, en compagnie de l’ASTUS, l’association strasbourgeoise des usagers. À titre personnel, le conseiller municipal écologiste Pierre Ozenne se dit sceptique :

« À Strasbourg, on a un des taux de financement par les usagers les plus élevés de France. Se passer de la billetterie et des abonnements, ça veut dire devoir trouver ailleurs l’argent dont on a besoin pour continuer à améliorer et à développer le réseau des transports en communs. »

part transport payé par utilisateurs
Entre 2016 et 2017, les recettes collectées par la CTS auprès des usagers ont augmenté de 5.9% (photo Pierre Pauma)

Presque la moitié des frais de fonctionnement pour les usagers

Alain Fontanel, sous ses casquettes de vice-président de l’Eurométropole et de président de la CTS, ne dit pas autre chose. C’est au nom de ce manque à gagner qu’il se dit contre la gratuité, sauf lors des pics de pollution comme il l’a expliqué dans une tribune publiée sur Rue89 Strasbourg à l’été.

En 2017, les recettes générées par les usagers de la CTS s’élevaient à 51,7 millions d’euros, soit 46,4% des frais de fonctionnement. Un total abaissé à 32% des dépenses totales si on ajoute les investissements, c’est-à-dire les travaux pour modifier ou agrandir le réseau. Le reste est complété par l’Eurométropole, notamment grâce au « versement transports » payé par les entreprises de 11 salariés ou plus. À Strasbourg, son taux est de 2% des rémunérations versées, visible sur la fiche de paie. Il permet de récolter 102 millions d’euros soit peu ou prou ce que verse la collectivité à sa société. Cette présentation des ratios oublie que les entreprises contribuent en fait davantage aux « recettes des usagers », puisqu’elles sont obligées de payer la moitié de l’abonnement à leurs salariés.

En Île-de-France, un rapport remis à la présidente de la région Valérie Pécresse (LR) en octobre 2018 estimait que les quelques 3,3 milliards d’euros payés par les usagers (27 % du coût de fonctionnement) étaient indispensables pour maintenir le niveau d’investissement.

Des montants incomparables avec les 10% couverts par les usagers à Dunkerque avant le passage à la gratuité. Quant à la ville de Niort, elle ne faisait peser que 12% du coût de fonctionnement sur ses usagers. Elle a opté pour la gratuité en 2017. Cet écart dans la mise à contribution des usagers ne surprend pas Stéphanie Lopes d’Azevedo, économiste à l’UTP (syndicat professionnel des transports publics) :

« Là où il y a une forte densité de population, il y a une forte utilisation des transports en commun, et donc forcément des recettes plus importantes. »

Moyennes de la densité et des taux de couverture

49 millions d’euros à trouver

Lors du conseil de l’Eurométropole du 28 septembre, Robert Herrmann avançait le chiffre de 55 millions pour les recettes « billetterie ». En passant à la gratuité totale, les décideurs estiment que les économies sur les frais de billetterie (distributeurs, encre, papier, logiciel, etc.) seraient de 6 millions. Dans cette bataille de chiffres, difficile de savoir ce que ce montant recouvre, notamment le coût des contrôles, de l’entretien, de l’administration des abonnements, qui disparaîtraient avec la gratuité totale, ni quelle est la recette des amendes.

Quoiqu’il en soit, il resterait alors 49 millions d’euros à trouver pour couvrir les seules dépenses de fonctionnement. C’est là que le bât blesse pour l’actuelle majorité : ce manque à gagner viendrait forcément se répercuter sur les investissements de la CTS.

Le conseiller écologiste Pierre Ozenne voit deux leviers de compensation : la hausse de la taxe d’habitation, et la fiscalité des entreprises. Ce dernier n’est pas sans contradiction avec l’objectif de réduire la pollution.

« Pour l’agglomération de Dunkerque, une grosse partie de la taxe transports payée par les entreprises vient de la centrale nucléaire [De Gravelines, ndlr]. En tant qu’écologiste, vous comprenez que ça me pose un cas de conscience… »

Pour Antoine Splet, le problème est déjà à moitié résolu :

« L’Eurométropole omet qu’elle a des marges de manœuvre : rien que la réouverture de l’usine d’incinération l’an prochain permettra d’économiser 20 millions d’euros d’envoi de déchets. Ils peuvent être redéployés. »

Les acteurs nationaux peu emballés, les locaux ouverts au débat

L’élu communiste veut croire que Strasbourg pourra être pionnière dans les grandes villes, comme elle l’avait été sur la tarification solidaire en 2009. Administrateur de la page Facebook pour la gratuité des transports dans l’Eurométropole, il s’appuie notamment sur les ambitions d’Anne Hidalgo. Même si depuis, ses convictions sur la gratuité totale dans les transports parisiens a été mise à mal par plusieurs expertises. La maire de Paris limitera finalement cette gratuité aux moins de 11 ans. Pour Antoine Splet, ce n’est qu’un début :

« La gratuité totale c’est le but à terme. Mais s’il faut procéder par étapes, faisons-le. »

La CTS ne souhaite pas prendre position sur la question. En revanche, le syndicat professionnel UTP auquel elle appartient est clairement contre. Il publiait en 2014 un argumentaire en 10 points contre la gratuité totale des transports en commun, pointant du doigt un épiphénomène qui n’avait fonctionné qu’à de rares exceptions.

Même son de cloche à l’échelon national à la FNAUT, qui défend les intérêts des usagers. En revanche, son pendant strasbourgeois, l’ASTUS, n’a pour l’instant pas donné de prise de position officielle. Selon son secrétaire général André Roth, plusieurs de ses membres estiment que la question de la gratuité mérite d’être posée à Strasbourg. À titre personnel, il défend en priorité l’amélioration des transports :

« Avant d’avoir un réseau gratuit, il faudrait avoir un réseau. Quand on demande aux gens pourquoi ils prennent la voiture plutôt que les transports, ils invoquent la fiabilité et la praticité plutôt que le coût. Il y a peut-être des progrès à faire sur la saturation aux heures de pointes ou sur le développement du réseau périurbain. Nos voisins allemands, eux, ont des trains locaux jusqu’à minuit. »

Gratuité des transports et développement du réseau
Pourra-t-on continuer l’extension du réseau en passant à la gratuité ? (Photo PP / Rue89 Strasbourg / cc)

Ailleurs en Europe : le miracle estonien

En dézoomant un peu, on constate que ces « îlots de gratuité », pour reprendre l’expression du politologue Paul Ariès, ne sont pas si nouveaux. En Italie, la ville de Bologne avait opté pour la gratuité en 1973. Elle a finalement rétropédalé 4 ans plus tard, l’amputation des recettes usagers n’avait pas permis de maintenir une offre suffisante. Dans le Yorkshire en Angleterre, le FreeBee mis en place en 2007 à Rotherham et Sheffield a finalement été abandonné en 2014.

Et puis vient Tallinn, présentée parfois comme la capitale européenne des transports gratuits. Alors qu’elle finançait son réseau de bus et de tramway à hauteur de 70%, la capitale estonienne a décidé en 2012 par référendum de passer à la gratuité uniquement pour ses habitants. Résultat : la ville est passée de 430 000 à 450 000 habitants en 4 ans. Les nouveaux arrivants, attirés notamment par cette politique de transports gratuits, ont apporté suffisamment de recettes fiscales pour couvrir largement les 12 millions d’euros de manque à gagner. Un calcul qui ne s’appliquerait pas forcément à Strasbourg, où la taxe d’habitation est appelée à disparaître pour au moins 80% des habitants avec la mesure du gouvernement. Et surtout, Strasbourg ne peut pas absorber aussi facilement ses nouveaux arrivants qu’une ancienne ville soviétique qui a vu sa population s’effondrer dans les années 1990.

En revanche, Tallinn s’est appuyée sur une autre manne providentielle : celle de ses « droits à polluer ». La ville a vendu en 2011 pour 45 millions de crédits carbone, qui lui ont notamment permis de renouveler et d’étendre sa flotte de tramways.


#Antoine Splet

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