Pour Barbara Engelhardt, le théâtre ne doit pas seulement être une expérience cérébrale mais aussi émotionnelle. À l’image de ses nouvelles affiches qui émaillent Strasbourg, le Maillon invite le spectateur à décaler son regard et à prendre du recul par rapport à ce qu’il croit avoir compris du monde.
Rue89 Strasbourg : Lors de votre parcours vous avez mis un point d’honneur au fait de faire découvrir et de promouvoir les jeunes metteurs en scène. Cette saison poursuit-elle cette ambition ?
Je crois que ce sera toujours un point fort de la programmation dans les années à venir. Je ne peux pas dire que cette année il y ait un moment fort plus particulièrement consacré à l’émergence, il s’agira plutôt d’une caractéristique générale qui, de manière naturelle, sera poursuivi. Cet équilibre entre de nouveaux talents et des artistes un peu plus emblématiques me semble très important.
Cette programmation compte notamment le spectacle Imitation of Life de Kornél Mundruczó, présent au festival Premières en 2008, ainsi que Siena du jeune chorégraphe Marcos Morau, qui a reçu le prix Butaca en 2013.
Concernant Kornél Mundruczó, il s’agissait alors de sa toute première création théâtrale puisqu’il est d’abord cinéaste et réalisateur, mais c’était aussi sa première en France. Depuis il a fait une carrière fulgurante, et a été présent dans quasiment tous les festivals internationaux – dont Avignon il y a quelques années. On le voit aussi désormais très régulièrement sur les scènes françaises.
« Une jeune génération espagnole est en train de s’organiser »
Marcos Morau n’est pas encore très présent en France. Ce qui est intéressant c’est qu’il s’agit d’un chorégraphe qui est en train de développer un style très personnel, comprenant un travail chorégraphique toujours en lien avec une réflexion plus philosophique sur la société et ses interrogations. Il s’entoure d’artistes qu’on voit peu dans la combinaison chorégraphie et texte. Il se lie par exemple à Pablo Gisbert (artiste dramaturge et performeur) qui fait partie de la compagnie El Conde de Torrefiel, présente également cette saison.
On voit bien qu’une jeune génération espagnole est en train de s’organiser et d’initier des coopérations assez inédites entre des compagnies qui créent des passerelles entre différentes formes et approches scéniques. Cette jeune génération est marquée par le goût et le plaisir de coopérer.
Cette saison fera également découvrir au public strasbourgeois des artistes inédits sur la scène locale, voire inédits en France
C’est d’autant plus un plaisir de partager une découverte avec ce public que celui-ci est déjà averti – énormément d’artistes importants et de spectacles d’envergure ont été présentés à Strasbourg.
Parmi les jeunes, il y a la compagnie T.I.T.S. (Forced Beauty) qui a été fondée en Norvège et qui est elle-même déjà internationale puisqu’elle intègre des artistes de diverses origines abordant des questionnements tout à fait contemporains sous un angle très visuel. Le deuxième que j’évoquerais dans ce cadre est le jeune chorégraphe Simon Mayer (Sons of Sissy), originaire d’Autriche, et qui questionne le folklore alpin au travers de la musique et de la danse.
La programmation comporte des spectacles tels que Ça ira (1) Fin de Louis (Joël Pommerat), Arde brillante en los bosques de la noche (Mariano Pensotti), Imitation of life (Kornél Mundruczó) ou encore Sanctuary (Brett Bailey) qui posent des interrogations très politiques. Cette saison l’est-elle particulièrement ?
Le théâtre a cette capacité à s’approprier des thématiques politiques, à aiguiser nos consciences, non pas en livrant des réponses mais en posant des questions.
Dans cette perspective, Pensotti se penche sur le passé communiste et le mouvement de la révolution bolchévique en interrogeant ce qu’il reste aujourd’hui de ces mouvements et de ces idéologies, tout en trouvant une ou plutôt des formes de narration. Ce n’est pas un théâtre documentaire, ni un théâtre à thèse, mais un théâtre qui sait transposer une réflexion politique dans une forme de fiction.
« Trouver les bases de la démocratie »
Joël Pommerat revient sur une question cruciale de la Révolution française, là encore un mouvement d’opposition à l’ordre en place, en poursuivant une réflexion sur ce qui pourrait faire avancer l’humanité et son fonctionnement social. Ce n’est pas une restitution factuelle de l’Histoire, il se penche beaucoup plus sur les procédés d’un groupe qui essaie de trouver des compromis entre des idéologies différentes, entre des points de vue contradictoires, justement dans le besoin de se réformer, de réformer la société et de trouver les bases de la démocratie. C’est ce qui le rend politique jusqu’à aujourd’hui.
Comment souhaiteriez-vous mettre à profit la position du Maillon à Strasbourg, zone carrefour et région transfrontalière, dans les années à venir ?
Je trouve que la position transfrontalière de Strasbourg lui confère une situation géopolitique très importante à laquelle il faut également donner une ampleur culturelle. Cette ambition est très présente, je crois, dans la politique de la ville et les acteurs culturels sont bien sûr aussi invités à en rendre compte. Le Maillon a cette tradition d’être très européen, très international. Ce que j’espère pouvoir renforcer c’est une dimension européenne ancrée dans des partenariats institutionnels outre-Rhin.
« On ne fait pas un théâtre sans le public local »
Qu’il ne s’agisse plus seulement d’une plateforme d’artistes d’envergure européenne mais qu’on puisse y construire des rencontres entre artistes français et européens, ainsi que d’y inviter des artistes européens à créer dans un contexte français, enfin d’aller vraiment vers le public strasbourgeois autrement que par le simple fait de montrer un spectacle déjà produit. Je crois que beaucoup de ces rencontres entre artistes invités et public strasbourgeois peuvent être étoffées.
Ce grand écart entre le global et le local est selon moi un défi pour tout théâtre. On ne fait pas un théâtre sans le public local, et la création ne peut que grandir si elle rencontre ceux pour qui et avec qui elle fait du théâtre.
Y-a-t-il justement des spectacles qui concernent particulièrement l’Europe cette saison ?
Oui, il y a par exemple Imitation of life, à propos d’une Europe qui doit affronter des échecs, notamment l’omniprésence de la discrimination raciale dans un grand nombre de pays. C’est quelque chose qui ne donne pas seulement matière à un artiste hongrois mais qui nous fait réfléchir un peu partout en Europe. Beaucoup d’artistes traitent de façon différente de ce qu’est la cohésion sociale aujourd’hui, ce sur quoi elle est basée et quels sont les moyens que l’homme trouve ou essaye de trouver pour créer un fonctionnement social et de groupe qui dépasse ses désirs et ses contraintes d’individu.
C’est quelque chose qui est plus existentiel et humain qu’européen mais qui a à voir avec des réalités de la situation européenne aujourd’hui. Comment parvenir à un équilibre entre les aspirations des individus ou des groupes d’individus afin de donner corps à un projet politique collectif ?
Vous accordez une place importante au public, aux échanges avec ce dernier mais aussi à sa diversification, quelle forme prend cette réflexion ?
Cette année il y a deux dimensions. La première est celle de la programmation qui essaie de répondre à mon projet d’ouverture vers un public large, mais exigeant, à un plus jeune public. Nous avons plus de présentations scolaires, nous proposons davantage de spectacles en famille qui abordent des thématiques un peu plus épineuses comme la question du genre. Des spectacles qui existent pour permettre à des générations différentes, avec des avis et des visions différents, de se rencontrer.
Il y a notamment le spectacle Pink for girls & blue for boys de la jeune chorégraphe suisse Tabea Martin. Ce n’est pas la première fois qu’elle s’adresse à un jeune public en parlant de la pression sociale qu’exercent la construction de nos identités sexuelles, dès le plus jeune âge, sur les enfants. D’une façon très ludique, très fantasque aussi et très inventive, elle s’adresse directement aux enfants, sans aucune leçon de morale.
La deuxième dimension consiste à étoffer nos propositions d’action artistique et culturelle autour des spectacles. Je tiens réellement à l’idée que ce ne soit pas une activité périphérique car cette dernière et la programmation se nourrissent l’une de l’autre. Il ne s’agit pas seulement d’une activité pédagogique et éducative. Elle est liée à un projet artistique, plaçant l’expérience que l’on veut partager – en allant au théâtre, en rencontrant des artistes et des formes très variées – au centre. Le Maillon propose par ailleurs des rencontres interfamiliales par le biais d’ateliers parents-enfants par exemple.
Il s’agit de la dernière saison complète du Maillon dans les locaux actuels puisque vous les quitterez en mars 2019 pour vous installer dans le nouveau théâtre. Avez-vous pu intervenir dans la conception du nouveau bâtiment ?
Non, je suis arrivée au moment où cela était déjà décidé. Ce qu’il faut maintenant, c’est que la construction se fasse au plus proche des besoins et des réalités d’un théâtre. Cela concerne un quotidien professionnel particulier bien sûr, mais aussi des équipements techniques – acoustiques par exemple. Un théâtre nécessite une autre réflexion sur certaines conditions architecturales que d’autres bâtiments, c’est pourquoi la proximité entre nos équipes techniques, les services de la Ville et nos architectes était très importante dès le départ.
« Le Maillon reste ouvert à un public qui a envie de l’habiter »
Le grand avantage sera que nous disposerons de deux salles, et nous conserverons un espace de convivialité, comprenant un bar. Le Maillon est un lieu d’accueil, ouvert à un public qui a envie d’habiter ce nouveau lieu.
Les deux salles vont par ailleurs permettre de travailler davantage sur le volet de la création, d’inviter des artistes à passer du temps à Strasbourg, à répéter, à créer, à faire des recherches sous forme de résidences. Elles auront un impact sur la programmation artistique, permettant de créer une synergie entre la présence d’artistes et le public strasbourgeois. L’artiste doit se rendre compte que Strasbourg n’est pas n’importe quelle ville par sa situation transfrontalière, son histoire, son tissu culturel très dense et nourri.
Créer ce lien de l’artiste vers Strasbourg et son public est aussi important que l’inverse. Tout cela fait partie des ambitions d’un projet artistique pour lequel il faut bien entendu trouver un équilibre avec l’activité d’accueil qui va continuer et sera toujours le pilier principal de la maison.
Le précédent directeur avait pour projet de faire du Maillon une scène nationale, qu’en est-il pour vous ?
Je ne considère pas que la place du Maillon pose en premier lieu la question de la labellisation vers une scène nationale, pour moi ce n’est pas un but ni un projet. S’il y avait un véritable label scène européenne cela m’irait beaucoup mieux. Quelque chose doit se passer entre la France et le monde, entre les artistes strasbourgeois et ceux qui viennent de loin. Créer la vision d’une Europe qui fait l’effort de se donner un sens et de se questionner quant à ses valeurs aussi politiques et sociales que culturelles, c’est essentiel.
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