Quand avez-vous décidé d’être artiste ?
Graciela Pueyo : « Vers 17 ans. Ça faisait déjà sept ans que je faisais de la guitare au conservatoire de Buenos Aires. Il fallait décider si ça allait devenir ma profession. De toute façon, je ne me voyais pas faire autre chose… »
Judith de la Asuncion : « Pour moi, la décision est intervenue plus tard. J’étais une enfant qui chantait et composait des chansons… J’ai continué par la force des choses. Et puis, comme j’étais bonne élève, j’ai entamé des études scientifiques. Une année en math, une en ingénierie chimiste, une troisième en pharmacie, en parallèle de la poursuite d’études musicales, à San José – la capitale du Costa Rica. Et puis, j’ai mis mes études entre parenthèses car j’avais besoin de travailler mon instrument quatre heures par jour, pour pouvoir maintenir mon jeu au niveau de celui des gens qui ne faisaient que ça. A 22 ans, j’ai récupéré le poste d’un professeur parti à la retraite. Après, il était trop tard pour revenir en arrière. Et je ne le regrette pas. »
Votre entourage a-t-il eu une influence sur votre choix ?
Graciela : « Aucune ! Dans ma famille, il n’y a aucun artiste. Tout le monde est ingénieur. Il n’y a que ma sœur qui se rapproche un peu, elle est dans la conception graphique. Chez nous, il n’y avait pas du tout d’ambiance musicale. En revanche, en bon enfant des villes, je faisais plein d’activités. De la danse, de l’anglais, de la musique et de la natation… Au fil des années, il n’y a finalement que la musique qui est restée. Mon entourage m’a soutenu dans mon choix professionnel, mais sans vraiment comprendre. Ma famille n’était pas contre, mais m’a accompagnée de façon un peu distante. »
Judith : « Oui et non. Si j’étais en fac de sciences, c’était à cause de l’entourage. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais sûrement fait uniquement de la musique. Mon père, lui, a tout fait. Le séminaire dans les années 40, puis prof de math, de français, de latin et ensuite… assureur, pompier et musicien (organiste). Une fois que mon choix était fait, ma famille m’a soutenue, même si ça a été la surprise pour mes parents.
Judith : « Une certaine rigueur soviétique »
Où avez-vous appris ce que vous savez (et que vous en reste-t-il) ?
Graciela : « Moi, j’ai appris la musique en Argentine et ici. D’abord enfant, à l’école musique. Sans vraiment choisir ni l’instrument – dans un premier temps – ni le parcours, classique traditionnel. Puis j’ai pu m’ouvrir aux musiques populaires, le tango et le folklore. En 2000, j’ai présenté un dossier pour décrocher une bourse du Fonds national des arts. Il n’y en a qu’une dizaine par an pour tout le pays et une seule par discipline. Je l’ai gagnée pour la guitare. Je suis venue ici, à Strasbourg, pour un cycle de perfectionnement, axé notamment sur l’écriture musicale. »
Judith : « J’ai commencé à chanter à l’école primaire et à apprendre la guitare. Un professeur m’a proposé d’intégrer le conservatoire, mais j’ai d’abord refusé. J’ai chanté dans des chorales, reçu des prix… Et puis, à 16 ans, j’ai finalement préparé le concours pour intégrer le conservatoire. Notre formation musicale était assurée par des professeurs qui étaient tous passés à l’étranger. On n’avait rien à envier aux autres pays – ce dont je me suis rendue compte en arrivant ici. Le Costa Rica, c’est un petit pays lointain, mais avec un flux et un reflux d’artistes important. Ce qui m’en est restée, c’est une certaine rigueur soviétique – beaucoup de formateurs étaient passés par l’Académie de musique Petro Tchaïkovski (Ukraine). Ce qui m’a aussi beaucoup appris, c’est que là-bas, il n’y a pas de séparation entre musique classique et populaire, car pour jouer dans un orchestre salsa, il faut un niveau technique très élevé… Il n’y a pas de portes fermées entre les styles et des jalousies entre les uns et les autres. Cette spécificité a été difficile à reproduire ici.»
Quelles rencontres vous ont fait avancer ?
Graciela : « Le professeur qui a le plus influencé mon parcours, c’est celui que j’ai eu au début de mes études supérieures. Son nom : Victor Villadangos. J’avais commencé par des études académiques. J’étais une enfant très sage, mais lui m’a bousculée. En Argentine, pour 40 millions d’habitants, il y a peut-être 39 millions de guitaristes (rires). C’est presque angoissant, on ne peut jamais se démarquer. C’est pourquoi ce prof m’a poussée à tracer mon propre chemin, en me montrant qu’on ne peut sortir du lot qu’en étant authentique et sincère. Que c’est ça la valeur du musicien et ça s’entend tout de suite. »
Judith : « Pour moi, cette personne, c’est Luis Zumbado. Quelqu’un qui était très respecté, mais qui faisait polémique. Petit à petit, on s’est liés d’amitié. Il m’a beaucoup parlé, m’a dit notamment qu’aucune porte n’allait s’ouvrir toute seule, qu’il fallait prendre des risques et ne surtout pas avoir honte d’être musicienne d’un petit pays. Il m’a fait prendre conscience du machisme ambiant, m’a permis d’organiser avec lui le Festival international de guitare du Costa Rica. Un événement qui m’a permis de rencontrer des maîtres… La génération actuelle de guitaristes du Costa Rica lui doit beaucoup, mais elle ne le sait pas. »
Comment décririez-vous votre univers ?
Judith et Graciela : « Notre univers musical est fortement enraciné dans les musiques populaires d’Amérique latine, avec des emprunts à d’autres musiques. Nous jouons des pièces de compositeurs et d’arrangeurs jeunes – notre répertoire est donc très actuel. Même si notre musique part de quelque part (le tango argentin, les influences caribéennes et africaines de la musique du Costa Rica…), elle a vocation à être universelle. Cette particularité vient des rythmes de notre musique, pas 100% tonale, avec des éléments empruntés au jazz. Notre répertoire de concert (ndlr : à retrouver sur le disque Rayuela – Marelle) intègre nos compositions ainsi que des morceaux d’Edin Solis ou de Gustavo Gancedo. Par contre, c’est difficile d’étiqueter notre style musical pour le faire entrer dans une case de programmation. Nous faisons de la musique sud-américaine. Entre le classique et la world music… »
Comment et quand travaillez-vous ?
Judith et Graciela : « Nous travaillons ensemble deux heures par semaine chez Judith, à Neudorf. Cette régularité est très important pour nous, qu’on ait un concert programmé ou pas. Nous travaillons ensuite deux à quatre heures notre instrument seules. Et sinon, nous enseignons : Judith à Schiltigheim, Graciela au conservatoire de Strasbourg et à l’école de musique de Hœnheim. »
Jusqu’où iriez-vous pour connaître la gloire ?
Graciela : « Moi, pas très loin ! La gloire, c’est un rêve de jeunesse, vite parti. Ce qui l’a remplacé, c’est l’ambition d’avoir cette sensation de bonheur et d’épanouissement quand on joue en public. Ma drogue, c’est plus ça que la gloire. L’adrénaline et l’émotion. »
Judith : « Jouer en public, c’est comme le saut à l’élastique, sauf qu’avec l’expérience, on sait où l’on va atterrir. La gloire, c’est être content de soi-même. Pour moi, il aurait fallu suivre un autre parcours, intégrer un « girls band » très tôt. C’était à ma portée. J’en connais qui sont devenus des stars au Costa Rica. Est-ce qu’ils sont épanouis ? Certains oui, d’autres non. »
Dans votre domaine, peut-on vivre aujourd’hui de son art ?
Graciela : « Tout dépend si l’enseignement rentre dans la définition de vivre de son art… Pour moi, oui. J’apprends beaucoup en donnant des cours et ça me permet de vivre en faisant les deux choses. Artiste-enseignant. »
Judith : « Oui, on peut vivre en tant que concertiste, mais en travaillant énormément son instrument et en faisant le siège des salles de concert. La cigale ne peut pas vivre de son art. La fourmi oui. »
L’une aime les terrasses de café, l’autre les berges et les bancs…
Pourquoi avez-vous choisi de vous installer / rester à Strasbourg ?
Judith : « Dans cet aller et venue d’artistes à San José, j’ai croisé la route de l’orchestre de chambre de guitares d’alsace, pour qui j’ai assuré un remplacement sur la tournée sud-américaine. J’y ai rencontré un musicien… Et en 1998, je me suis installée à Strasbourg, avec l’idée de nous réinstaller là-bas quelques temps plus tard. Et puis ça ne s’est pas fait… pour le moment. »
Graciela : « Ma bourse initiale était de 9 mois, mais ça s’est révélé vraiment trop court. Le temps de trouver mes marques, de parler la langue… L’année était passé. On était venus en couple et on a décidé de rester une année de plus. C’est à ce moment que l’Argentine a connu une crise violente. Notre famille nous a alors conseillé de rester en France. Cela a été un moment très dur. Pour la première fois, on s’est sentis exilés. Une fois dépassé ça, on a démarré des projets ici et on n’a plus eu envie de partir. »
Vos lieux favoris à Strasbourg ?
Graciela : « J’aime les terrasses – il y en a à tous les coins de rue à Buenos Aires ! Le Café Brant, L’Epicerie, la terrasse du TNS. Mais aussi le cinéma Star, le marché de la Marne… J’habite à Neudorf depuis quelques jours seulement, avant j’étais près du tribunal. J’aime aussi me balader dans la Petite France, même si c’est très touristique – c’est là que j’ai habité en arrivant. »
Judith : « Moi je vais souvent à Kehl faire mes courses, je m’y sens dépaysée… J’aime aussi beaucoup le Rhin et les canaux. Les ponts aussi – partout où il y a de l’eau. J’adore le centre-ville, mais j’aime moins quand il y a trop de monde. Mon truc, c’est de me balader pour réfléchir, m’assoir sur un banc… Je viens d’un pays pauvre, où on a pas l’habitude de s’assoir aux terrasses pour boire des cafés. »
Pour aller plus loin
Toute l’actualité du duo Asuncion-Pueyo sur le site internet Ruyela.
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