« Accès interdit aux personnes non autorisées. » Dans leur ferme à Meistratzheim, au sud de Strasbourg, Marius, 60 ans, et ses fils Kevin, 27 ans, et Tanguy, 22 ans, ont soigneusement apposé cette pancarte rouge en lettres capitales sur la porte de leur « local phyto » – qui contient leurs intrants chimiques. À l’intérieur dorment des flacons, bouteilles et bidons, tous ou presque flanqués d’un logo en forme de tête de mort assorti d’explications : « Produit qui, par inhalation, ingestion ou pénétration cutanée, peut entraîner des risques extrêmement graves, aigus ou chroniques et même la mort. » Le glyphosate fait partie de ceux-là.
Marius Goettelmann referme la porte du cabanon et soupire : « que voulez-vous, ça fait partie du métier… » Ce métier, justement, consiste à produire – sur quelque 170 hectares – blé, maïs, choux et betteraves. Le glyphosate, notamment commercialisé par Monsanto sous la marque « RoundUp », est épandu après la récolte, en août ou en septembre, une fois que les « mauvaises herbes » ont commencé à pousser. Et Kevin Goettelmann de témoigner, sous le regard approbateur de son père et de son frère :
« Techniquement, ce glyphosate, il est impossible de s’en passer ! S’il y a du liseron au sol au moment de la récolte des choux, il s’enroule autour des deux rouleaux qui ramassent les légumes et bloque totalement la machine. Faire sans, c’est juste pas possible. À moins peut-être que l’on nous trouve un remplaçant au même prix, mais franchement, ça n’a pas l’air gagné. »
Ce constat est partagé par Christophe Haas, installé à Reimerswiller. À la différence de l’agriculture conventionnelle pratiquée par la famille Goettelmann, lui travaille en semi-direct, c’est-à-dire qu’il couvre ses sols de végétation toute l’année et ne laboure pas sa terre, afin de conserver autant que possible sa fertilité. L’agriculteur de 31 ans explique :
« Le glyphosate est un désherbant non sélectif. Il tue tout, aussi bien les mauvaises herbes vivaces (dont les racines sont ancrées dans le sol et qui repoussent alors qu’on a beau les couper, re-couper et re-re-couper), les graminées (comme l’herbe) et les dicotylédones (qui sont des plantes à fleurs). Par contre, il ne faut pas utiliser le glyphosate sur des cultures en place, sinon… c’est très simple… il les flingue ! »
Droit dans le mur
Mais le glyphosate est dénoncé par des mouvements écologistes qui accusent cet herbicide d’avoir des effets nocifs à plus long terme sur la fertilité des sols ou la pollution des nappes phréatiques. Le produit est aussi soupçonné de contenir des perturbateurs endocriniens tandis que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) le classe « cancérogène probable ».
Mais les agences européennes – l’Autorité européenne de sécurité des aliments (l’EFSA) et celle des produits chimiques (l’ECHA) – parviennent à la conclusion inverse : « Il est improbable que le glyphosate présente un danger cancérogène pour l’homme. » Une ONG autrichienne, Global 2000, a prouvé que le rapport européen concernant le glyphosate n’est qu’un « copié-collé » du dossier déposé par Monsanto pour solliciter le renouvellement de son produit auprès des autorités communautaires.
Des allégations de collusion entre « Bruxelles » et l’industrie chimique qui ont été reprises et complétées dans une enquête parue dans le journal Le Monde. Malgré tout, Christophe Haas ne se sent pas en danger en utilisant du glyphosate (dans son cas, environ 80 litres par an) :
« Evidemment, ce produit pose question, un risque existe peut-être, mais il n’est certainement pas supérieur à celui qu’on prend si on se balade dehors en été sans crème solaire ou que l’on mange des produits qui regorgent de sel et d’additifs ! Et puis, pour utiliser le glyphosate, on a des équipements de protection, des gants, des masques, des cabines climatisées et filtrées pour ne pas respirer ses vapeurs… »
Toutefois, face aux doutes qui pèsent tant sur l’intégrité des agences officielles chargées d’évaluer la potentielle dangerosité du glyphosate que sur la substance elle-même, certains agriculteurs préfèrent faire sans. Paul Fritsch est de ceux-là. Installé lui aussi à Meistreitzheim, l’agriculteur de 60 ans tonne :
« À quoi bon s’empoisonner avec du glyphosate ? Enrichir Monsanto et Bayer ? Moi, sur mon sol, je ne mets rien. Rien du tout. Zéro. Enfin si, de l’engrais vert. Il y a un principe de précaution que l’on se doit d’appliquer. Franchement, le glyphosate, on n’en a pas besoin. Ce modèle d’agriculture-là va droit dans le mur. »
Glypho-dépendants
Ce cultivateur de pommes de terre, de blé, d’orge et de luzerne, est aussi président de la section Grand Est du syndicat Coordination rurale (CR). Il explique que « son coeur est au bio », mais qu’il n’a jamais sauté le pas vers ce type d’agriculture car si ses parcelles (130 hectares au total) sont malades, il veut pouvoir les soigner. À Valff, un village voisin, Maurice Meyer gère quant à lui la Ferme Saint-Blaise et produit des pommes de terre, de la luzerne, des légumes (carottes, courges, céleris-raves, radis noirs, betteraves rouges, etc.) et des céréales, en agriculture biologique. Il témoigne :
« Il y a dix ans, les gens utilisaient moins de glyphosate. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, sont-ils devenus paresseux ? Moi, tout ce que je vois, c’est que quand ils récoltent leur blé, ils ne font rien avec la parcelle. Nada ! Ils ne déchaument même pas. Et en septembre, tout d’un coup, ça les prend et bim, ils balancent du glyphosate ! Et voilà que toutes les terres sont cramées. Bref, ceux-là sont totalement glypho-dépendants. »
Au total en Alsace, l’agriculture biologique est passée d’un peu plus de 2 000 hectares en 1995 à quelque 25 000 hectares aujourd’hui (soit 7% de la surface agricole de la région). La filière a accueilli avec déception et amertume la décision européenne du 27 novembre de renouveler, au terme d’une interminable série de réunions, la licence de l’herbicide. Maurice Meyer explique :
« C’est vraiment dommage, on a loupé le coche. En fait, la solution serait d’interdire le glyphosate au niveau mondial. Car si un pays l’interdit et pas les autres, la compétitivité est faussée. Idem si l’Europe l’interdit mais pas le reste du monde. Il y a toujours un décalage. L’autre problème, c’est qu’en Europe, les agriculteurs ont l’impression que tout leur échappe, qu’ils ne contrôlent rien. Et cela est très, très mal vécu. »
Des agriculteurs sous pression
En effet, la ré-autorisation du glyphosate pour cinq ans a été décidée en « comitologie » à Bruxelles, en d’autres termes, pendant des réunions en comités où siègent des experts envoyés par les Etats membres de l’Union européenne. « Ce qui me dérange, c’est qu’on ne nous demande jamais notre avis ; les décisions sont prises par des gens qui sont déconnectés de la réalité du terrain, qui ne s’appuient pas sur du concret », tempête encore le jeune agriculteur Christophe Haas. Qui plus est, ces rendez-vous sont particulièrement opaques, comme en témoigne Natacha Cingotti, chargée de campagne « santé et produits chimiques » au sein du réseau Heal :
« Ces réunions en comitologie sont tout sauf transparentes. Personne n’a accès au nom des participants, les compte-rendus sont aussi vagues que possible. Ainsi, il y a d’un côté, à Bruxelles, des experts qui statuent de manière décorrelée de la réalité des producteurs. Et de l’autre, sur le terrain, des agriculteurs sous pression. Ils font leur boulot, ont du mal à s’y retrouver et sont la cible des lobbys des pesticides qui maintiennent que s’ils n’utilisent pas leurs produits, ils vont couler. Seule certitude : c’est dur d’être agriculteur en France aujourd’hui. »
Cette difficulté ne provient pas seulement de l’impression de ne jamais être écouté ni entendu, mais aussi de celle d’être sans cesse pointé du doigt. Marius Goettelmann ne le cache pas :
« On en a marre d’être des boucs émissaires. Tout le monde nous regarde de travers dès qu’on nous voit sortir dans les champs avec les « pulvés » [les pulvérisateurs, engins agricoles qui servent à désherber, ndlr.]. C’est encore plus vrai maintenant que le glyphosate est devenu un sujet très médiatique. Mais parallèlement, les gens sont bien contents d’avoir nos produits dans leurs assiettes, et pour pas trop cher, s’il vous plaît ! »
Les récentes prises de position du président de la République, Emmanuel Macron, en faveur d’une sortie du glyphosate, en France, dans les trois ans, ont relancé le débat. Les agriculteurs craignent l’émergence d’une Europe à plusieurs vitesses – si certains pays sont privés de glyphosate tandis que d’autres peuvent continuer à l’utiliser sans contraintes. Et Eric Andrieu, député européen français socialiste, qui réclame un recours en annulation devant la Cour de justice de l’UE du renouvellement pour cinq ans de l’autorisation du produit, de conclure : « L’Europe ne sort pas grandie de cette saga du glyphosate… »
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