« J’arrive plus à suivre. On a trop d’informations. » En début de semaine, Anaïs Kuhn, la référente bas-rhinoise des « gilets jaunes », se réjouissait que de nombreux blocages se poursuivent en Alsace. Après la mobilisation du samedi 17 novembre, de multiples rassemblements à Schwindratzheim, Dorlisheim, Roppenheim ou Molsheim ont accaparé l’organisatrice. Difficile, dans ces conditions, de structurer le mouvement à l’échelle nationale.
Après la mobilisation sur le terrain, construire l’opposition, choisir des représentants et avancer des revendications claires est un nouveau défi. Une question d’efficacité : des mouvements spontanés comme Nuit Debout en 2016 n’ont pas débouché sur autre chose qu’une immense frustration… Cette mobilisation, comme les gilets jaunes, rejetait aussi toute coopération avec les organisations politiques et syndicales.
Une organisation au jour le jour
Anaïs Kuhn le concède : le mouvement des gilets jaunes s’organise au jour le jour : « Il n’y a pas de programme cette semaine, sauf celui de tenir les spots qu’on bloque actuellement. » Les gilets jaunes doivent-ils participer à la manifestation des infirmières mardi 20 novembre ? L’organisatrice hésite :
« On va les soutenir, c’est clair, mais s’il n’y a rien lié au carburant dans leurs revendications, c’est compliqué d’appeler à manifester… »
À la même question, un autre organisateur bas-rhinois répond avec certitude :
« Bien sûr qu’on appelle à manifester avec les infirmières, on est tous là pour la même cause. »
De la baisse des taxes à une « assemblée citoyenne »
Les revendications varient aussi selon les organisateurs. Anaïs Kuhn demande une baisse de trente centimes du prix de l’essence et du diesel, une revalorisation du SMIC de 15% et une suppression de la CSG. Pour Éric Karcher, coordinateur des gilets jaunes de Vendenheim, « l’idée serait que le gouvernement gèle les tarifs de l’essence pendant cinq ans. » Il évoque aussi la « dissolution du Sénat » et les « réductions des avantages dans les ministères. » Troisième son de cloche, celui de David Steinbrecher, le porte-parole du mouvement au niveau alsacien : « Il faut d’abord faire baisser les taxes et mettre en place une assemblée citoyenne, qui permettra de mettre nos 12 revendications en place. »
Ces 12 mesures ont été rédigées par des « auteurs autodésignés » au niveau national, explique le représentant des gilets jaunes alsaciens. Leur méthode ? « Ils ont pris la température sur les groupes Facebook et leurs revendications ont été très bien accueillies », poursuit David Steinbrecher (voir ci-dessous).
Les divergences derrière le « ras-le-bol fiscal »
Samedi 17 novembre, les manifestants en gilets jaunes étaient réunis sous la bannière du « ras-le-bol fiscal » et du sentiment d’inégalité. Cette union peut-elle survivre à d’éventuelles tractations avec le gouvernement et aux compromis inhérents à toute négociation ? David Steinbrecher est sûr que oui : « Nos revendications sont faites pour le peuple, si certaines sont acceptées, elles seront bien accueillies. »
Anaïs Kuhn sait bien que « les 12 mesures ne seront pas forcément acceptées par le gouvernement. » S’il ne fallait en choisir que trois, qui fera le choix pour les gilets jaunes ? La question reste en suspens… Les organisateurs évoquent un groupe Facebook où tous les coordinateurs départementaux échangent sur les revendications. Pour l’instant, le nom des représentants du mouvement n’est « pas arrêté » ou « confidentiel. » La version dépend du responsable interrogé. L’un d’entre eux évoque les noms d’Éric Drouet et de Priscillia Ludowski : « Ce sont les premiers à avoir relayé l’appel à manifester (en France, ndlr). Sans eux, il n’y aurait jamais eu un tel mouvement. »
Le rejet des syndicats
Samedi 17 novembre, en fin de journée, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, appelait à « réunir très rapidement les syndicats, les organisations patronales, les associations pour construire un pacte social de la conversion écologique. » Patrick Bacher, organisateur des rassemblements à Seltz, Haguenau et Roppenheim, trouve la proposition intéressante. Mais le porte-parole des gilets jaunes alsaciens, David Steinbrecher, rejette l’idée en bloc :
« On n’a rien à faire avec les syndicats, qu’ils restent dans leur coin. Au niveau national, on s’est mis d’accord : aucune coopération avec les partis politiques ni les syndicats. »
Éric Karcher, responsable pour le secteur de Vendenheim, ne cache pas son inquiétude :
« La crainte que les gilets jaunes meurent demain, elle est là, c’est une évidence. Il y a un manque de structure du mouvement mais c’est encore trop tôt. Le mouvement est en pleine organisation. »
Ce chef d’atelier, employé à temps plein, doit jongler entre l’organisation locale des gilets jaunes et ses contraintes professionnelles. Éric Karcher évoque une autre force à ce mouvement de citoyens en colère : qu’il existe sans aucune forme de financement : « Il y a eu une très forte mobilisation avec une organisation qui a demandé zéro euro de budget. » Comme l’indépendance vis-à-vis des partis politiques et des syndicats et comme l’absence de leader de la contestation, cette absence de ressources peut aussi devenir une faiblesse.
« Les gilets jaunes vont se désagréger »
Philippe Breton, directeur éditorial de l’Observatoire de la vie politique en Alsace (Ovipal), reconnaît chez les gilets jaunes de nombreux membres de la « population sécessionniste. » Les « sécessionnistes » selon l’Ovipal sont des habitants de zones rurales ou périurbaines, qui oscillent entre l’abstention et le vote pour le Front National aux élections et rejettent toute personne étant perçue comme faisant partie d’une « élite » :
« Les sécessionnistes n’accordent plus aucune confiance aux « médiations », quelles qu’elles soient : les syndicats, les médias, les enseignants, les autorités, les élus, les médecins… »
L’universitaire strasbourgeois ne croit pas en la capacité du mouvement des gilets jaunes à se structurer :
« Il y a une colère qui prédomine. On est dans le registre de l’émotion. L’émotion ne conduit à aucune structuration, sauf si on trouve un leader populiste qui met tout le monde dans le même sens. Autre problème : les gilets jaunes ne forment pas une communauté. La baisse du prix du diesel, c’est une revendication mais ça ne fait pas une communauté. Les gilets jaunes, c’est un agrégat qui va dans tous les sens. Il y a un enthousiasme aujourd’hui qui tient ensemble les gilets jaunes. Mais le gouvernement va laisser pourrir la situation car les manifestants ne votent pas pour lui de toute façon. Passé l’enthousiasme, le mouvement va se désagréger. »
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