« Je ne m’étais jamais intéressé à la politique. Maintenant je le regrette. » Dans la soirée du lundi 10 décembre, Nicolas Gangloff, veste jaune fluo sur les épaules, attend le discours annoncé du président de la République avec impatience. Depuis trois semaines, cet habitant de Krafft organise l’occupation d’un rond-point au-dessus de la gare d’Erstein. Ici, les Gilets jaunes ont abandonné la stratégie du blocage dès les premiers jours de mobilisation. « Et mon idée a fonctionné, assure-t-il, vous entendez tous les klaxons de soutien, vous voyez les gens qui s’arrêtent pour nous donner à manger ou juste nous encourager. »
« C’est concret ce qui se passe ici »
Avec un salaire de 1 700€ par mois, qui peut aller jusqu’à 3 000 euros avec des primes deux fois par an, le chauffeur routier dit lutter pour les enfants et les retraités. Interrogé sur ses revendications, il égrène : augmentation du salaire minimum, suppression de la CSG, une meilleure rémunération du travail, une baisse des taxes sur le carburant ou encore ou retour de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Mais le meneur des Gilets jaunes ersteinois savoure déjà une première victoire :
« Les gens se plaignent sur les réseaux sociaux mais ils ne font rien. Aujourd’hui, les gens sont dans la rue. Ils discutent de leurs expériences. C’est du concret ce qui se passe ici. »
Au-delà de la lutte contre les mesures gouvernementales, ce rond-point est surtout devenu un lieu de rencontre. Malgré les insultes quotidiennes de quelques automobilistes, les camions qui frôlent parfois un Gilet jaune, les opposants chérissent ces quelques mètres carrés. Nicolas Gangloff montre Carine du doigt (dont le portrait est ici) : « Quand elle a rejoint le mouvement et qu’on a discuté, je me suis rendu compte que c’était la femme de Cyril, que je n’avais pas vu depuis des années. »
Un peu plus loin, René Eigner, 62 ans, se souvient avec émotion de ses retrouvailles avec un « copain d’apprentissage. À l’époque, on n’avait même pas 16 ans. » Julien Dosch, 39 ans, apprécie cet espace de débat : « J’ai voté Macron et ici je rencontre des électeurs du FN. Je suis redevenu un citoyen et j’ai gagné en ouverture d’esprit. »
« J’ai cru que vous étiez convaincus »
19h55. La quinzaine de Gilets jaunes présents se pressent sous une tonnelle. Les uns sont assis sur un canapé, les autres restent à côté de la table pleine de pain, de thermos de café et de nourriture. Sur une tablette tactile branchée à une petite enceinte, ils écoutent l’allocution présidentielle. Quelques hommes interrompent souvent les cinq premières minutes du discours : « Que du blabla », « T’as que treize minutes, parle, parle ! » Puis les mesures concrètes viennent : augmentation du SMIC de 100 euros dès 2019, annulation de la hausse de la CSG pour les retraités percevant moins de 2 000 euros, heures supplémentaires défiscalisées… L’auditoire se fait plus calme.
Mais la colère reprend vite le dessus. Après les premiers reportages du journal télévisé de TF1, la tablette est éteinte. Nicolas Gangloff constate avec soulagement l’insatisfaction de ses camarades : « J’étais désespéré un moment. J’ai cru que vous étiez convaincus (par le discours du président, ndlr). » Emmanuel Macron n’a pas apaisé la colère du meneur ersteinois :
« Rien sur l’impôt sur la fortune, rien sur le tarif des carburants et surtout il ne s’est même pas excusé de nous avoir ignorés pendant trois semaines. Pourquoi est-ce qu’il n’a pas parlé plus tôt ? Je comprends toujours pas. Tout ce qu’il a voulu faire, c’est nous diviser en faisant des promesses aux retraités. »
Le ressentiment face aux migrants
À peine sa phrase finie, Nicolas va chercher l’un de ses camarades retraités. Il revient avec René, l’ancien ouvrier de General Motors. Les propos du retraité rassurent le chauffeur poids lourds :
« J’ai honte de ce que le Président vient de dire. Il a pris les retraités en otage comme il a racheté les routiers pour ne pas qu’ils se greffent au mouvement. Moi je continuerai. C’est clair. »
À nouveau unis dans la détestation du Président, les Gilets jaunes mettent une grosse casserole sur le feu. Quelques uns s’en vont, d’autres restent pour discuter et savourer quelques knacks. Sur ce rond-point, les contestataires se sentent chez eux. Nombre d’entre eux fustigent aussi « l’argent donné aux migrants. » Ce point, rapidement évoqué par Emmanuel Macron, continue d’inquiéter Éric, 56 ans : « C’est Marine Le Pen qui va reprendre cette problématique. » Nicolas Gangloff n’avait pas mentionné le sujet dans ses revendications. Mais le meneur concède qu’une majorité des Gilets jaunes ersteinois « parlent beaucoup de l’immigration. »
« J’ai l’impression d’être un leader »
Il est 21 heures. Le chauffeur poids lourd n’est pas prêt de rentrer chez lui. Sa nuit sera courte : il sera réveillé dès 4 heures du matin pour aller travailler. Malgré tout, Nicolas Gangloff se dit « heureux » face à l’ampleur de la mobilisation :
« Au départ, on était à peine trois et maintenant, on reçoit tous les jours le soutien de dizaines de personnes. Samedi dernier, l’action que j’ai organisée s’est faite sans les réseaux sociaux. À la fin, vers 3 heures du matin, les gens m’ont applaudi. (…) J’ai l’impression d’être un leader et ma méthode, attachée au pacifisme, fonctionne. Je me sens comme John Connor contre Terminator. »
Nicolas Gangloff réfléchit déjà à l’action à mener samedi, alors qu’un « acte 5 » des Gilets jaunes est à nouveau annoncé. Pour lui, c’est sûr : « On va passer nouvel an sur ce rond-point. »
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