Henry (le prénom a été modifié à sa demande), agriculteur bio à Griesheim, est consterné. L’autoroute du Grand contournement ouest de Strasbourg (GCO) pourrait bien le pénaliser davantage qu’il ne le pensait : « Le remembrement profitera à une minorité d’agriculteurs au dépend de certains autres. » Ce « remembrement », c’est une très importante opération de réaménagement de parcelles mise en place pour minimiser les pertes de surfaces des agriculteurs suite à la construction du GCO, une rocade payante de 24 kilomètres. Son tracé passe sur 300 hectares de terres agricoles sur lesquelles 128 agriculteurs ont des terrains. En compensation, des terres leur sont réattribuées et les pertes sont mutualisées.
Des instances décisionnelles noyautées
« Les instances décisionnelles de ce réaménagement sont noyautées par le syndicat agricole dominant, qui prône l’agriculture industrielle et qui risque de profiter de la situation », d’après Henry. Le syndicat en question, la FDSEA, a négocié avec Vinci (société constructrice et concessionnaire du GCO) le financement des opérations de réaménagement et a obtenu un remembrement sur une surface de 11 250 hectares. L’accord a permis de mutualiser les pertes entre 500 agriculteurs, qui ne seront privés que de 3% à 5% de terres chacun.
Dominique Daul, membre du bureau de la FDSEA, répond à ces accusations:
« Nous étions opposés au GCO au départ. Pour nous le bilan est négatif aussi vu que nous perdons des terres. Etant donné que nous savions que l’autoroute allait être construite, nous avons négocié. Au final, la mutualisation sera d’une grande ampleur et cela arrange beaucoup les agriculteurs, surtout ceux qui sont concernés par le tracé. »
Le remembrement : un enjeu immense
Concrètement, les décisions relatives au remembrement sont prises en concertation lors des « commissions communales de remembrement ». Ces réunions sont organisées par le Conseil départemental du Bas-Rhin. Sont présents : des représentants des communes, des représentants des exploitants agricoles, des propriétaires de parcelles rurales, un représentant du conseil départemental et des « personnes qualifiées en protection de la nature. » (voir notre article sur les conséquences sur la nature).
Lors d’une telle opération, l’enjeu est immense. Les agriculteurs peuvent obtenir des parcelles plus vastes, plus faciles à exploiter grâce à leurs découpages et des sols de meilleurs qualité. La réussite économique d’un exploitant peut ainsi dépendre de ces commissions.
L’enjeu : le classement des terres
En ce moment, le remembrement en est à la phase du classement des terres. Chaque parcelle agricole est évaluée selon sa qualité, de T1 pour la meilleure, à T5 pour la moins bonne. La décision est prise lors des commissions, avec l’appui d’un géomètre. Les paramètres pris en compte sont principalement la nature du sol et la pente des champs. Plus le terrain est pentu, moins le rendement est bon. En fonction du classement de ses terres actuelles, l’agriculteur recevra une parcelle plus ou moins productive, plus ou moins grande.
Un champ mal classé pour Henry
À Griesheim, là où Henry cultive son blé, son colza et son maïs, la nature du sol est excellente et très homogène. Mais c’est la pente du terrain qui détermine principalement le classement des terres. Avec une inclinaison maximum de 13-14% dans son champ, Henry a vu ses terres classées en T5, la pire catégorie…
À 200 mètres de là se trouvent d’autres champs qui ont 13% et 12% de pente. Ceux-ci sont classés en T3, malgré une pente quasiment équivalente à celle d’Henry. D’un ton sec, l’agriculteur dénonce une injustice :
« C’est simple, ces deux champs classés en T3 appartiennent respectivement à l’ancien président local de la FDSEA et à l’actuel président local du syndicat. Comme ils ont toujours le dernier mot lors des commissions, c’est facile pour eux de s’en sortir gagnant. Là typiquement, leurs terres sont surévaluées. Ils obtiendront probablement de meilleurs champs que ce qu’ils avaient avant, aux dépens des autres. Au final, sur les 8 agriculteurs de Griesheim, 3 sont proches de la FDSEA et vont sortir gagnants. Et ça fonctionne de cette manière partout. »
« La FDSEA noyaute tout »
Mais concrètement, comment la FDSEA peut-elle avoir le dernier mot ? Pour Paul Fritsch, du syndicat de la coordination rurale, la réponse est simple :
« La FDSEA représente le syndicat majoritaire, ils ont le dernier mot dans les commissions locales car ils sont automatiquement représentés. En général, dans chaque village, il y a au minimum un syndiqué à la FDSEA et un autre aux Jeunes agriculteurs (JA). Les deux votent dans le même sens car ils forment une coalition. Et beaucoup les suivent de peur de se les mettre à dos. Dans le monde agricole, tout le monde sait qu’ils ont une sorte d’emprise et qu’ils noyautent tout. »
Les comptes rendus de commissions de remembrement signalent toujours que la majorité des personnes présentent sont des agriculteurs. En revanche, leur affiliation n’est pas indiquée. Difficile de prouver par ce biais que la FDSEA-JA a forcément la majorité.
Contestation en commission départementale…
Gérard Bossu siège en tant que représentant du Département lors de nombreuses commissions de réaménagement. L’ingénieur du CD67 ferme les yeux sur ces enjeux de pouvoir :
« La composition des commissions de remembrement est déterminée par la loi. La FDSEA ne peut pas faire ce qu’elle veut. Si les critiques d’Henry à propos du classement des terres sont justifiées, nous pouvons procéder à une modification de ce classement. C’est au niveau des commissions départementales que les contestations de décisions sont étudiées. »
… où la FDSEA est quasi-majoritaire
Paul Fritsch rétorque :
« Je siège aux commissions départementales de remembrement. La FDSEA-JA a un poids extrêmement important lors de ces commissions, car elle est représentée sous plusieurs titres. C’est grâce à ce jeu qu’ils arrivent à s’imposer. »
L’article L. 121-8 du Code rural impose une composition précise pour les commissions départementales de remembrement. Les intérêts de la nature et des communes doivent y être représentés. Les syndicats FDSEA, JA, Coordination rurale et Confédération paysanne y portent la parole des agriculteurs.
Les sièges en plus de la FDSEA
En réalité, les présidents de la FDSEA et des JA sont invités d’office en plus des sièges réservés à chaque syndicat. Le président de la chambre d’agriculture est présent également et représente les intérêts de la FDSEA, puisque c’est le syndicat majoritaire. En tant que « personne qualifiée », un autre salarié de la chambre d’agriculture est automatiquement présent.
Ensuite, deux représentants des propriétaires bailleurs, deux représentants des propriétaires exploitants et deux représentants des exploitants preneurs sont présents. Pour une commission départementale datant de juillet 2019, Rue89 Strasbourg a découvert l’appartenance de tous ces représentants à la FDSEA ou aux JA. Même résultat pour deux autres commissions, datant de 2018 et 2010.
Au final dans ces commissions, sur 32 personnes en tout, 15 sont issues du monde agricole. Parmi elles, une seule personne de la confédération paysanne et un seul représentant de la coordination rurale siègent aux côtés de 13 personnes liées au syndicat FDSEA-JA (en bleu ci-dessous).
« Seul face à 13 sièges de la FDSEA-JA »
Parfois, ces personnes sont même titulaires de postes à haute responsabilité, comme présidents de groupes locaux ou vice-présidents de la fédération. Au sein de la commission réunie en juillet 2019, l’un des représentants des communes est également un agriculteur affilié à la FDSEA. De nombreux membres du syndicat agricole sont donc représentés sous d’autres titres lors de ces commissions départementales.
Paul Fritsch, du syndicat Coordination rurale, s’insurge de ce constat :
« Je suis l’unique personne qui représente le syndicat de la coordination rurale. Qu’est ce que vous voulez que je fasse avec un seul siège face à 13 personnes de la FDSEA-JA qui font bloc ? Cette situation est absolument scandaleuse, c’est digne d’une dictature de l’agriculture industrielle ! »
« C’est sûr, la FDSEA-JA a beaucoup de poids »
Un agriculteur affilié à la FDSEA, qui souhaite rester anonyme, témoigne également à ce sujet :
« C’est sûr qu’en tant que syndicat majoritaire, la FDSEA-JA a beaucoup de poids, y compris lors des commissions. Et il n’est pas impossible que cela s’exprime lors des remembrements liés au GCO. Après, ça dépend des zones et des personnes qui sont derrière. Pour ce qui est des commissions communales, il y a certains agriculteurs affiliés, notamment au niveau de Pfettisheim, Griesheim, ou Stutzheim qui peuvent avoir tendance à s’imposer. Mais ça n’est pas le cas partout. Moi je me bats juste pour ne pas être trop pénalisé par le remembrement. Il faut aussi comprendre que les agriculteurs sont souvent la tête sous l’eau comme ils ne sont pas rémunérés au juste prix. La grande distribution décide de nos prix de vente… et c’est aussi ce contexte qui fait qu’il y a parfois des abus. »
Le revirement de la FDSEA face au GCO
La FDSEA avait lutté contre la construction de l’autoroute jusqu’en 2017… avant de quitter le collectif d’opposition pour se consacrer aux revendications liées au remembrement. Luc Huber, maire de Pfettisheim et membre historique du collectif GCOnonmerci participe à des réunions d’organisation du réaménagement. Il dénonce le revirement du syndicat agricole majoritaire :
« La FDSEA nous a trahi. Ils ont participé à la lutte contre le GCO simplement pour faire monter la tension et obtenir de Vinci, qui finance toute l’opération, de meilleurs réaménagements. En réalité, je suis persuadé, et nous sommes beaucoup dans ce cas, que la FDSEA sortira gagnante de cette opération. Le fait d’avoir l’occasion de remembrer sur une telle étendue, pour eux c’est une aubaine. Les agriculteurs affiliés vont profiter de cela pour obtenir des parcelles plus grandes, plus arrangeantes avec des chemins moins nombreux et plus larges pour laisser passer les machines. Avec le GCO, la logique productiviste a aussi gagné dans le domaine agricole… »
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