« Je vends pas mon terrain pour 18 000 euros. Je préfère m’exploser avec. Ici c’est ma vie. » Haikaz Stepanian travaille dans un garage situé au 198 rue de l’Unterelsau. C’est la fin de l’Elsau. Ici, une autoroute marque la frontière du quartier. Dans la voix du garagiste, la colère se mêle au désespoir ce lundi 20 juillet : « Je suis dans la merde », répète-t-il à plusieurs reprises en roulant le R.
Les clients ne viennent plus
En avril 2019, Haikaz et ses voisins ont fait l’objet d’une opération administrative et judiciaire d’ampleur. Plus d’une centaine de policiers, gendarmes et fonctionnaires d’autres services de l’État ont procédé à des contrôles au titre du droit du travail, de l’urbanisme et de la police de l’environnement. Une série de casses et de garages plus ou moins clandestins ont été fermés. Voisin de Haikaz Stepanian, Abdelhak Aghriss regrette l’époque précédant cette intervention : « Maintenant, il n’y a plus personne ici. Moi je me débrouille toujours en achetant des voitures et en revendant des pièces détachées. »
Désormais, plus question de garer sa voiture en dehors des emplacements prévus. Les quelques clients d’Haikaz qui s’y sont risqués ont été verbalisés : « Regardez, il n’y a personne. Ils n’osent même plus venir ! » Le chef d’entreprise est interdit bancaire. Le peu d’aide étatique reçu suite à la crise sanitaire a déjà été saisi par un huissier de justice, suite à une procédure pour extension illégale de son activité sur un terrain non constructible.
La Ville de Strasbourg lui a proposé de racheter sa parcelle de 11 ares. Mais le compte n’y est pas, selon cet ancien militaire : « J’ai acheté ce garage 200 000 euros, jure-t-il, et je suis le seul dans la légalité ici. » Le garage Step’Auto est déclaré, confirme un responsable de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal).
Patrick, l’artiste, partira bientôt
Un peu plus loin, un haut portail rouge s’ouvre. Dans l’entrebâillement, un petit homme moustachu apparaît. Il ne parle pas français. Questionné sur l’avenir de son terrain, il indique vaguement l’avoir vendu à la Ville. Très vite, ses mains couvertes de graisse noire verrouillent le cadenas autour d’une grosse chaîne qui clôt l’entrée.
Le voisin, Patrick, est un artiste plasticien connu dans le quartier. Il est souvent visible à bord d’un vieux Solex. Comme l’indique un panneau devant l’entrée de son atelier, l’homme récupère et transforme des rebuts. Fatigué, Patrick rendra bientôt son terrain loué à la Ville.
Une frontière synonyme de pollution
L’ère est au changement au fond de l’impasse de l’Unterelsau. Habitant du quartier pavillonnaire de l’Elsau, Marc Ferrante apprécie cette évolution. Artiste, il se souvient d’une rue encombrée chaque semaine par des carcasses de voitures. Pour lui, cette frontière du quartier est synonyme de toutes les pollutions. « Ici, il est interdit d’utiliser l’eau de la nappe dans les jardins ouvriers », rappelle-t-il.
À la fin des années 2000, la Dreal a détecté une importante pollution au tétrachloroéthylène dans la zone de l’entreprise Elis. Ce produit est utilisé pour le nettoyage à sec de vêtements dans les blanchisseries. En décembre 2018, dans la nappe au sud est de l’Elsau, « la teneur en chlorure de vinyle restait mille fois supérieure » à la valeur légale. Il aura fallu une mise en demeure de la Dreal en juin 2019 pour que l’entreprise respecte enfin son obligation de pompage pour assurer « le confinement hydraulique de la pollution. » Pour Philippe Lajugie, chef de l’unité bas-rhinoise de la Dreal, il faudra « au minimum cinq ans voire dix, avant que l’eau soit à nouveau potable. »
Cette zone de l’Elsau est « aussi un point noir de bruit, avec une moyenne de 80 décibels durant les journées de la semaine », ajoute Marc Ferrante. Celui qui a soutenu la liste écologiste lors des élections municipales espère que la nouvelle municipalité parviendra à résoudre ces problèmes de pollution de l’Elsau. « Ils se sont engagés à réduire la vitesse sur l’A35, rappelle-t-il, ensuite des mesures de bruit seront réalisées pour voir si d’autres aménagements sont nécessaires. »
Les mémoires du quartier
Le long de la rue de l’Unterelsau, les habitants historiques racontent volontiers les grandes évolutions du quartier. Retraité des ateliers de la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS), Guy est né ici en 1956. Le verger de ses parents, négoces en vin, accueille désormais la pharmacie du quartier. Après avoir évoqué l’arrivée de la prison, Sylvie regrette le stéréotype de « quartier dangereux » qui ternit l’image de l’Elsau. Avec cette image qui colle au quartier, l’ancienne vendeuse ressent « une sorte de punition alors qu’il fait bon vivre ici », assure-t-elle.
Autres mémoires du quartier, Michel et Georgette, 70 ans chacun. Interrogé sur l’histoire de l’Elsau, l’ancien technicien de laboratoire se lève pour chercher deux volumineux classeurs pleins d’archives. Il évoque la construction de la prison (« Est-ce qu’on nous a demandé notre avis ? Je ne suis pas sûr… ») et le projet de passerelle au-dessus de l’A35. Ce dernier a été abandonné dans les années 80. Georgette, ex-agent d’exploitation chez France Télécom, se dit nostalgique de l’Elsau rural de son enfance :
« Quand j’étais jeune, il n’y avait que des champs ici. L’hiver, on faisait de la luge jusqu’à la nuit tombée. Aujourd’hui, avec toutes ces voitures et ces camions, on ne peut plus laisser les enfants jouer librement. »
De l’autre côté, un combat contre l’insécurité
De l’autre côté du quartier, d’autres habitants se battent à une autre frontière de l’Elsau. Par crainte de représailles, deux résidents de la rue de l’Oberelsau ont tenu à garder l’anonymat. Ces voisins de l’Ill ont subi plusieurs cambriolages et des agressions physiques ou verbales. Accompagné de son avocate, Yves (le prénom a été modifié) décrit les intrusions dans son jardin, les jets de cailloux ou de bouteille, les insultes : « Parfois, quand je pars en déplacement, ma femme emmène mes enfants à l’hôtel pour être en sécurité », raconte-t-il la gorge nouée.
Pour Yves, le problème de la rue de l’Oberelsau, c’est le sentier qui sépare l’Ill de leurs terrains : « On a souvent appelé la police, mais le chemin est difficile d’accès pour les policiers. On a fini par arrêter d’appeler. » Une de ses voisines se protège avec un chien de garde et des caméras. Yves a dépensé plus de 10 000 euros pour installer une vidéosurveillance autour de chez lui.
Cadastre à l’appui, Yves affirme que ce sentier fait partie de la propriété des habitants de la rue de l’Oberelsau. Son avocate parle ainsi « d’une forme d’expropriation » par la Ville de Strasbourg. Me Sophie Gallet avait envisagé une plainte contre la municipalité pour mise en danger. Mais la procédure aurait « pris des plombes et elle n’aurait pas abouti », estime-t-elle. Pour Yves, une seule solution : « Nous, les propriétaires, nous sommes d’accord pour entretenir le sentier, parce que personne le fait, mais il faut le fermer. » Une pétition papier circule actuellement pour demander de mettre fin à l’insécurité dans cette rue (voir ci-contre).
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