Installés dans l’allée principale du quartier Polygone, entre le Neudorf et le Neuhof au sud de Strasbourg, les artistes de la compagnie Les Passeurs, peignent minutieusement, sous le regard attentif de quelques habitants. Pots, rouleaux et bombes aérosols sont posés sur une grande bâche. Pendant que Amoor, graffeur strasbourgeois, s’occupe de la peinture, Jimmy, lui, place le scotch. Présents du lundi 24 juillet au vendredi 4 août, Amoor et Jimmy taguent toutes sortes de symboles des communautés présentes au Polygone (manouches, gitans espagnols, yéniches). Des caravanes, des roulottes et des hérissons… mais aussi des phrases, recueillies par l’écrivain David Gallon lors de ses conversations avec les habitants du quartier. Ainsi « Je vis avec enfants, parents et grands parents pour continuer de grandir » sera inscrit sur une des fresques du quartier, en manouche.
L’association Lupovino, qui gère le centre socioculturel du Polygone, a lancé cette initiative artistique en collaboration avec la compagnie de théâtre de rue Les Passeurs en juillet 2022. Le projet, intitulé « Habitons ensemble le Polygone, Figures Communes », doit se poursuivre pendant deux à trois ans. L’objectif : atténuer les tensions entre communautés au sein du quartier, comme l’explique David Picard, directeur artistique du projet et membre de Les Passeurs :
« En créant et en faisant quelque chose tous ensemble, avec un sens, les habitants s’attachent à une œuvre commune. Nous espérons que cela aidera à dépasser les préjugés et à aller vers l’autre. »
Un meurtre à l’origine des divisions
Dans le Polygone, la tension entre manouches et gitans espagnols n’est jamais vraiment retombée depuis un drame survenu le 1er janvier 2021. Ce jour-là, au petit matin, un gitan espagnol de 38 ans est tué, rue de l’Aéropostale. Au cours de la soirée du Nouvel an, l’homme avait percuté en voiture une jeune manouche de 17 ans. Il s’en est suivie une rixe au cours de laquelle le conducteur a été tué par arme à feu.
Dans le quartier depuis 49 ans, Antonio (le prénom a été changé), un résident manouche du quartier, regrette l’époque où il y avait une bonne entente entre les habitants : « Bien sûr qu’on souhaite un apaisement. Surtout pour la nouvelle génération, on ne veut pas qu’ils grandissent dans des tensions comme ça », confie-t-il avant de poursuivre, nostalgique : « Avant le drame, on jouait aux boules. On faisait tout ensemble. L’espoir, c’est qu’on se retrouve comme avant et qu’on ait une bonne entente ».
Mais les interactions entre manouches et gitans espagnols sont rares. David Picard raconte notamment que les enfants qui peignaient aux côtés des artistes se sont arrêtés lorsque l’activité s’est poursuivie dans la partie du quartier occupée par une autre communauté. « Il y a des frontières dans le quartier et tout le monde ne se sent pas le bienvenu partout », affirme-t-il. Signe de l’atmosphère tendue, certains habitants interrogés n’ont pas souhaité répondre, par crainte d’alimenter des querelles et de subir des représailles.
Une méfiance transformée en engouement
Les habitants du Polygone n’ont pas tout de suite été convaincus par le projet. Mais selon Nathan Grassaud, chargé de projet territorial à Lupovino, maintenant que le projet est en cours, certains habitants commencent à s’impliquer et aident à la réalisation des fresques. Dans l’après-midi du mercredi 26 juillet, Les Passeurs ont commencé le travail en posant des repères sur un mur. Les enfants ont alors enfilé des combinaisons et peint aux côtés des artistes, heureux de pouvoir participer.
Le lendemain, les artistes ont terminé la fresque. Si les enfants n’étaient plus là pour peindre, les parents se sont arrêtés pour poser quelques questions à Amoor ou à David, qu’ils connaissent désormais. Une femme manouche âgée d’environ 60 ans a ainsi demandé à David pourquoi ils ne peignaient pas sur sa façade, qui se situe pourtant au centre du quartier, à la vue de tous. David ironise : « Au début, personne ne voulait des fresques. Maintenant, tout le monde en veut ! »
Dans une ambiance détendue, les habitants du Polygone s’arrêtent volontiers pour observer les artistes. « Ça dépasse ici ! », lance un résident. « Ce n’est pas encore fini ! », répond alors Amoor. Un autre habitant du Polygone, assis sur son vélo, s’écrit : « Mais je reconnais la caravane ! Elle vient d’ici ! Elle date des années 70, je la connais bien. » Amoor confirme : il s’est inspiré d’une caravane présente dans le quartier pour réaliser son œuvre.
« Ça donne de la joie dans le quartier »
Plusieurs habitants du Polygone s’accordent pour louer l’initiative. « Ce projet, c’est formidable. C’est merveilleux. Ça donne de la joie dans le quartier », confie Antonio. Un avis que partage un gitan espagnol, arrivé ici en 2014 : « Le quartier est gris et terne, ça ajoute de la gaité. Vous savez, nous, on est espagnols, on aime les couleurs vives. On n’a que ça dans la vie. »
Alors qu’il regarde les artistes en plein travail, un autre habitant du Polygone lance à David : « J’espère que les jeunes ne viendront pas taguer dessus. Si j’en vois un faire, je lui tire les oreilles. Moi j’aime bien ces fresques, je veux que ça reste comme ça. »
Vendredi matin, en arrivant sur place, les artistes remarquent que la fresque centrale a été recouverte au marqueur pendant la nuit. Déçus, ils continuent leur journée. Plus tard, en revenant sur les lieux, les artistes sont agréablement surpris : plusieurs papas du quartier sont réunis et sont déjà en train de repeindre pour effacer les tags. L’inauguration des fresques devrait avoir lieu en octobre, lors d’un grand repas organisé dans le quartier.
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