Rue89 Strasbourg : Vous avez fui la Tchécoslovaquie il y a 30 ans. Pourquoi avoir choisi Strasbourg ?
Frantisek Zvardon : « J’ai quitté l’actuelle République Tchèque en 1985, pour des raisons politiques. A l’époque, le pays était désespérément enchaîné au pouvoir communiste russe. Personne ne pensait alors que ça pourrait changer. Quatre-vingt mille intellectuels quittaient le pays chaque année depuis les années 1970. Au moment de la Révolution de velours, ne restaient là que ceux à qui la situation convenaient, des ouvriers, des employés… Quant à moi, la France me plaisait, par son histoire, son ouverture et ses valeurs. Et puis l’Alsace ressemblait un peu à ma région, la Moravie, et j’avais quelques contacts à Strasbourg.
Plus jeune, j’ai fait une école d’art d’assez haut niveau, à Brno. On nous y apprenait à regarder le monde, à comprendre les comportements humains évoluant dans une société – un apprentissage philosophique que technique. On travaillait en noir et blanc, il fallait que nos photos aient un sens. Pas artistique ou très personnel : un intérêt pour le plus grand nombre. Cette école m’a appris à essayer de résoudre quelque chose, à m’adresser à des gens.
« Besoin de voyager pour porter un regard sur le monde »
En tant que jeune photographe, j’ai commencé à travailler sur la bataille d’Austerlitz, gagnée par Napoléon en Moravie. Mais je me sentais limité à l’intérieur des frontières de mon pays et c’était extrêmement difficile d’aller à l’étranger, même en Pologne. J’avais besoin de voyager pour porter un regard plus global sur le monde. Petit à petit, j’ai commencé à être publié en Allemagne, puis j’ai reçu un prix à Vancouver – où je n’ai pas pu me rendre.
Dans mon pays, ce travail publié à l’étranger a commencé à se voir, à devenir suspect. J’ai été convoqué au commissariat, la police contrôlait de plus en plus souvent mes négatifs, presque tous les 15 jours. J’étais censuré si on voyait un enfant pleurer sur une photo après la mort de son chien… J’en ai eu ras-le-bol. Je me suis dit que si je voulais vivre de la photo, il fallait que j’aille m’installer dans un pays où j’avais la possibilité de m’exprimer, de montrer la réalité, cette vie plus riche que nos rêves…
Je suis parti avec ma femme et mon fils, on a nagé, marché, sans rien emporter, même pas un appareil photo. Quand on est arrivé à Strasbourg, on a été installés dans un appartement dans un immeuble réservé aux réfugiés, à la Robertsau. Pendant deux ans, j’ai appris la langue et j’ai travaillé quelques mois dans une usine. Mais j’étais un mauvais ouvrier, pas aussi productif que les autres – qui parlaient alsacien, ce qui ne m’a pas aidé à apprendre le français ! »
Déraciné, sans argent, comment avez-vous réussi à percer en tant que photographe ?
« Après l’usine, quand je me suis retrouvé au chômage, j’ai pris un peu de temps, acheté un appareil photo – un Linhof – avec une chambre 9×12 centimètres et des gros films que les photographes français n’utilisaient déjà plus. Le fait d’utiliser ce type d’appareil, qui permettait de sortir des grandes diapos à la qualité exceptionnelle, m’a permis de me démarquer quand j’ai commencé à démarcher les agences.
J’ai d’abord fait de l’illustration et quelques publicités pour des magazines. Et puis, par hasard, j’ai rencontré les frères Moock, Bruno et Patrick, qui venaient de monter « Mise au green », leur marque de vêtements. Je leur ai proposé de faire un tour d’Europe avec leur vache en carton, que j’ai placée dans des situations un peu drôles, sur la place Saint-Marc à Venise, sur le passage de la reine d’Angleterre à Londres…
Le livre que j’en ai tiré [Vache, 1992], qui racontait l’histoire de la marque, m’a fait connaître auprès d’un gros organisme laitier, pour qui j’ai fait un travail artistique autour de la consommation de lait aux États-Unis et au Canada. Ce travail a donné lieu à un livre en 1994, Les routes du lait, co-signé par plusieurs photographes, dont Raymond Depardon, et à une exposition qui a pas mal circulé en Europe. Ce travail m’a ouvert d’autres portes à Paris. J’ai travaillé pour une société suédoise de fabrication de papier, pour qui j’ai photographié des produits dans divers paysages pour des catalogues, des calendriers…
Et puis j’ai rencontré Christian Riehl, fondateur en 1987 des éditions du Signe, spécialisé dans le domaine religieux. Pour lui, j’ai d’abord sillonné les couvents Dominicains en Europe, rencontré des moines très cultivés, qui m’ont beaucoup appris. A la fin des années 1990, on s’est ensuite lancé ensemble dans un grand projet, l’édition d’une Bible illustrée. Quatre volumes étaient initialement programmés, 18 ont finalement été édités, traduits en cinq langues et distribués dans 52 pays ! Pour cette Bible 2000, j’ai pris plus de 300 000 photos dans le monde entier. »
Depuis quinze ans donc, on peut dire que vous êtes un photographe « installé » régionalement ?
« C’est vrai. Depuis 15 ans, je publie à peu près un livre par an, dont beaucoup sur l’Alsace. Je pars, je reviens, j’essaie d’être toujours étonné par ce que je vois. J’ai besoin de partir loin pour me renouveler ici, en Alsace, où j’ai trouvé ma place. Même si une position n’est jamais acquise dans l’édition, je sens depuis quelques années une espèce de reconnaissance, surtout en Alsace. Dans la région, quand je vais dans une entreprise ou dans un village pour faire des photos, il y a toujours quelqu’un qui me connaît, qui dit posséder l’un de mes livres…
« Je peux me permettre de poser mes règles »
Il faut avouer que quand on travaille en Alsace, la notoriété ne traverse que très difficilement les Vosges. Cela ne me gêne pas, au contraire, parce qu’à mon avis notre région est suffisamment riche pour y vivre de la photo. Dix, vingt photographes peuvent facilement se partager ce marché. Moi, je propose généralement à mon éditeur ou à plusieurs maisons d’édition la moitié d’un livre ou un livre entièrement réalisé. Je travaille rarement à la commande. Souvent, comme je sais quel format et quelles photos je souhaite montrer, je sais à qui m’adresser – le plus souvent au Signe ou à la Nuée Bleue. Comme les éditeurs savent que le livre se vendra – on est toujours, au minimum, rentrés dans nos frais, je peux me permettre de poser mes règles. »
Qu’est-ce qu’un livre qui rapporte de l’argent ?
« Un auteur gagne généralement 10 à 15% du prix de vente d’un livre. Mes livres à moi se vendent entre 3000 et 30 000 exemplaires. Le gâteau est généralement rentable pour le libraire, la maison d’édition et l’auteur. Une confiance s’est installée aujourd’hui : chacun sait qu’il sera au moins remboursé avec l’un de mes livres.
« Pour une photo de château, je me lève parfois 20 fois à 4 heures du matin »
Et on en revient à mon école. Quand je propose quelque chose, je fais en sorte que ça intéresse des gens et que ce soit parfait. Je passe un temps démesuré sur chaque photo. Si je calcule le temps passé pour chacune, mon travail n’est pas rentable… Beaucoup de photographes pensent qu’en allant trois fois dans les Vosges, ils vont pouvoir faire un livre. C’est faux. Pour photographier un château, je me lève parfois 20 fois à 4 heures du matin pour être à l’aube à 60 kilomètres de chez moi, avoir la bonne lumière, la bonne météo, la brume, les vaches dans le pré… Il faut que la personne qui regarde la photo ait l’impression qu’elle découvre le paysage en direct, qu’elle éprouve le même plaisir que moi. Chaque photo est étudiée précisément à l’avance. Les heures de travail sont incalculables.
Et puis, il y a les livres qui demande 4 ou 5 heures d’hélico – le livre sur Strasbourg vu du ciel, édité à l’occasion du sommet de l’Otan – et ceux qui nécessitent des mois et des années de voyage, sur l’Ethiopie [Surma, 2006 ; Instants éternels, 2011] ou les aurores boréales. »
Est-ce qu’un photographe peut devenir riche ?
« Pour devenir riche, comme Yann Arthus-Bertrand par exemple, il faut habiter à Paris. La France est très centralisée, alors quand on fait un truc à Paris, on a vite 40 publications dans la presse. En Alsace, on a un article dans les DNA ou un reportage à la télé régionale – c’est une question d’échelle ! On est dans un petit monde, mais ça ne me dérange pas du tout. Ici aussi, on fait des photos aériennes, des livres qui plaisent, c’est juste un choix de marché. Pour distribuer Aurora borealis (Editions du Signe, 2015) au niveau national, il faudrait une autre puissance médiatique. Mais finalement, même avec 3 000 exemplaires en Alsace, on s’y retrouve. Et on compense avec d’autres livres.
Cela ne m’intéresse pas de forcer les choses. Les photographes sont très nombreux à Paris et pas forcément bien payés. Ici, une mission photo pour une entreprise peut être payée 3 500€. A Paris, où le marché est saturé, certains collègues doivent se contenter de beaucoup moins pour le même travail. En Alsace, les photographes savent qu’ils ne deviendront pas célèbres. Mais les gens aiment leur région et achètent volontiers des livres qui en parlent. Pour réussir, il faut avoir des idées et mener des projets jusqu’au bout… »
Certains jugent votre travail trop « commercial ». Jalousie ?
« Oui, j’ai parfois ce genre de retours… Des personnes pensent que je vis de commandes. Mais c’est faux, je provoque les choses. Quand j’ai une idée, je la concrétise le plus rapidement possible. Parfois, les jeunes photographes pensent que le succès vient comme ça, qu’il suffit de publier un livre personnel, artistique. Or, souvent, ils n’ont pas assez d’expérience pour publier quelque chose de philosophique. Ce que certains jugent comme étant des livres « commerciaux », moi je les appelle des livres « utiles ».
Ce n’est qu’après des années à faire des photos pour les gens qu’on peut commencer à engager un travail personnel… Il faut plus de modestie, d’abord prouver qu’on peut satisfaire un public, avant d’avoir une clientèle, des admirateurs qui vous suivent ; ça doit venir naturellement.
Il y a 30 ans, je suis arrivé en France avec rien, ni amis, ni argent. J’avais juste mes idées, mes pensées. Je me suis concentré sur ce que j’avais, sans chercher à changer ce sur quoi je n’avais pas de prise. Aujourd’hui, j’ai une vie extrêmement riche. Pour moi, ça a fonctionné. Je ne vis pas pour l’argent ; l’argent m’a servi à voyager toute ma vie. J’ai plusieurs projets de livres, dont un en noir et blanc, plus autobiographique, sur le monde tel que je le vois. Et puis, je suis perfectionniste, alors je rêve encore d’un livre sur les paysages alsaciens… »
Aller plus loin
Le site de Frantisek Zvardon
Sur le blog de la Robertsau : l’exposition Zvardon à Apollonia
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