De plus en plus souvent la même histoire. Depuis 2009 et le discours de Nicolas Sarkozy à la scierie Siat-Braun à Urmatt, l’objectif pour les propriétaires forestiers privés, qui possèdent 25% des forêts vosgiennes côté alsacien, c’est de « sortir du bois » de la forêt et d’alimenter la filière industrielle. Or, cette forêt privée est découpée en une myriade de petites parcelles de quelques ares ou hectares, souvent difficiles d’accès.
« Une telle abomination est-elle autorisée ? »
Avec l’aide de fonds publics et dans le cadre d’un plan pluriannuel régional de développement forestier (PPRDF) 2012-2016, les maires de certaines communes forestières acceptent que soient percés des chemins forestiers énormes (de 6 à 10 ou 12 mètres de large) pour laisser passer les grumiers. Une circulation qui tasse les sols au passage, ce qui nuit à l’enracinement et à la solidité des arbres, mais permet aux propriétaires des parcelles de couper à tour de bras des résineux plantés dans les années 1960, arrivés « à maturité ». Des promeneurs découvrent alors l’étendue des dégâts et certains réagissent. Exemple récent près de Klingenthal, où deux habitués des sentiers du Club vosgien témoignent :
« Lors d’une promenade samedi 19 octobre dans la région de Gresswiller, nous avons emprunté le superbe sentier balisé par le Club vosgien qui mène du « Verlorene Eck » au sommet du Heidenkopf. A mi-chemin environ du sommet, nous avons rencontré des panneaux d’avertissement sur des travaux forestiers en cours et soudain, le sentier a débouché sur une « autoroute » qui venait d’être taillée en pleine nature sur le flanc du Heidenkopf. Nous avons pris quelques photos du massacre (voir ci-dessous). Ce « chemin » fait plus de six mètres de large, deux semi-remorques pourraient s’y croiser sans problème. Il contourne le Heidenkopf sur au moins 2 à 3 kilomètres selon mes estimations et j’aimerais bien savoir quelle est l’autorité qui est à l’origine de cette monstruosité. Une telle abomination est-elle autorisée ? Bien entendu, le sentier du club vosgien a été interrompu, les panneaux déplacés et les signes ont disparu. On croit rêver ! Je comprends fort bien qu’il faille un chemin carrossable aux engins forestiers, mais de telles saignées sont totalement disproportionnées. »
« Complètement disproportionnées », c’est aussi l’avis de certains habitants des vallées concernées. En mai 2011, la machine à défricher se met en branle à Ranrupt, dans la vallée de la Bruche. Un arrêté préfectoral valide la création d’une association syndicale autorisée (ASA) sur le territoire de la commune « ayant pour objet la création de voies de desserte forestière ».
Vincent Ott, le cumulard de la forêt privée
Un mois plus tard, l’ancien maire du village Jacques Cuny, ainsi que plusieurs propriétaires forestiers, s’interrogent par courrier sur le nombre de chemins créés, l’importance des emprises, l’information aux propriétaires impactés. Ils relèvent également la proximité entre l’ASA de Ranrupt et les responsables du CRPF (Centre régional de la propriété forestière) de Lorraine-Alsace, Pascal Ancel (ingénieur forestier) et surtout Vincent Ott. Ce dernier est vice-président du CRPF, mais également président du Syndicat des forestiers privés d’Alsace, administrateur de la Chambre d’agriculture du Bas-Rhin et… plus gros propriétaire de forêts privées à Ranrupt.
Un habitant et exploitant forestier de Ranrupt raconte :
« Entre le réaménagement du foncier agricole et forestier, qui se sont fait en même temps, les habitants de Ranrupt n’ont pas compris grand-chose. Une fois que l’ASA était constituée, que tout était en règle, on n’avait plus moyen de contester quoi que ce soit. Rien n’obligeait à l’époque à faire une étude d’impact avant de percer les chemins. En un an, ils en ont fait sur 18 kilomètres [ndlr, pour 243 000€] !
Beaucoup de gens pensent que c’est un désastre pour la biodiversité et qu’il ne s’agit pas là d’une gestion durable de la forêt, mais à ma connaissance, personne n’est allé faire de réclamation à la mairie. On a gaspillé l’argent public, des fonds européens notamment, pour des chemins pas du tout adaptés à la forêt de chez nous, mais qui n’ont « rien coûté » à la commune. Aujourd’hui, la Cosylval, coopérative des sylviculteurs d’Alsace [ndlr, dont le siège jouxte les bureaux du CRPF et du syndicat des forestiers privés à la Chambre d’agriculture] propose les coupes rases ou à blanc, véritable traumatisme pour la forêt, puis le rachat de la parcelle par des gros propriétaires… »
« Sur-mécanisation, intensification et standardisation »
Ranrupt, Gresswiller, Colroy-La-Roche, Fouchy, Steige… Les communes concernées par les ravages du PPRDF sont nombreuses. Si nombreuses que la fédération d’associations de protection de l’environnement Alsace Nature s’est engagée dans une démarche contentieuse pour faire annuler ce plan pluriannuel régional. Maurice Wintz, son président, et Danièle Schaeffer, bénévole en charge de cette question pour l’association, parlent d’une seule voix :
« Ce qu’on est en train de faire, c’est calquer le modèle d’agriculture intensive des années 1960 sur nos forêts. L’objectif est d’avoir de grandes surfaces et de formater les forêts aux machines. Sur-mécanisation, intensification et standardisation. Jusqu’à présent, les forêts privées étaient peu exploitées, ce qui entretenait un maillage où la biodiversité pouvait encore s’exprimer. Avec l’arrivée des primes à l’amélioration du foncier (sic), des plans simples de gestion, etc., si on ne coupe pas, on n’a pas de subventions. Le système ne permet plus de laisser ses forêts en libre évolution. Aujourd’hui, les pouvoirs publics se sont mis d’accord pour exploiter plus. C’est un consensus difficile à briser. »
« Il faut que les camions puissent tourner là-dedans ! »
D’autant que les forestiers privés, eux, s’estiment libres chez eux. C’est en tout cas le discours que tient Vincent Ott, qui « défend les intérêts des propriétaires, face aux chasseurs et aux écolos » :
« C’est le résineux qui se vend en ce moment, avec des diamètres de 30 à 40 centimètres, pour faire des planches ou de la charpente. Malheureusement, si l’on peut dire, le résineux pousse bien en Alsace. On en a beaucoup planté au moment de la déprise agricole, il y a 40 ou 50 ans, quand les plants étaient quasi-gratuits pour les agriculteurs de montagne arrivés à l’âge de la retraite. Aujourd’hui, tout est mûr en même temps, il faut couper et sortir le bois !
Bien sûr, ce serait bien de tendre vers une forêt irrégulière, dans laquelle on « tape » arbre par arbre, mais ça va mettre du temps, environ 100 ans. Tant qu’on sera sur du micro-parcellaire, avec des plantations en timbres-poste, ce sera compliqué. C’est mon objectif à Ranrupt, créer des grandes parcelles pour pouvoir ensuite en faire vraiment quelque chose… [Quant aux chemins forestiers,] il faut bien que les engins puissent passer et que les camions puissent tourner là-dedans ! Là, les voies sont toutes neuves, mais ça va se refermer, les talus vont se ré-enherber. Ces pistes sont là pour 30 ans. »
« Alsace Nature n’a qu’à acheter des forêts »
Quand Vincent Ott aura réussi à constituer des « patates » de plusieurs hectares, il replantera sans doute du douglas, un autre résineux qui viendra remplacer les épicéas que l’on fait tomber aujourd’hui. La faute à la filière de transformation, qui dénigre le bois de chêne, de hêtre ou de bouleau, dit-il. Néanmoins, il se dit prêt à « laisser venir des feuillus pour mélanger les essences et provoquer une irrégularité », positive pour l’équilibre de la forêt. Mais qu’on ne lui rabatte pas les oreilles avec « ce que prône Alsace Nature, c’est à dire la non gestion ». Il s’agace :
« Avec du bouleau ou du noisetier, le proprio n’aura rien ! Or, nos forêts, c’est du foncier cher, c’est notre capital ! Alsace Nature n’a qu’à acheter des parcelles, ils feront ensuite ce qu’ils veulent dessus ! »
Pro Silva, gestion durable et proche de la nature
Plus proche des aspirations des associations de protection de la nature, la gestion des grands domaines privés selon la méthode Pro Silva que pratique notamment Evrard de Turckheim. Président de l’association Pro Silva France, il gère des domaines de plusieurs milliers d’hectares, comme les anciennes propriétés des industriels De Dietrich dans les Vosges du Nord. Il est aussi vice-président du Syndicat des forestiers privés d’Alsace, et explique :
« Pour nous qui ne sommes pas de doux rêveurs, économie et écologie, exploitation, respect de la biodiversité et accueil du public ne sont pas opposés. Nous réfléchissons au rendement financier le plus important possible sur le moyen terme pour nos domaines. Or, eurêka, la dynamique très puissante de la forêt permet ce rendement, mais pas à n’importe quel prix, celui d’un travail fin et d’une réflexion arbre par arbre. Nous devons aussi nous assurer que les systèmes soient stables pour que tout notre travail ne soit pas anéanti au premier aléa climatique [ndlr, au contraire de ce qui se passe dans les « champs d’arbres » plantés, qui se couchent massivement en cas de tempête]. Notre rôle est de permettre l’accroissement d’essences adaptées sur des petits noyaux et non pas sur de grandes surfaces. Dans la méthode Pro Silva, nous sommes sur des structures de forêts irrégulières, plus résistantes dans le temps.
Du coup, nos bois sont de valeur, avec des marges plus importantes que pour les petits résineux. Malheureusement, ces derniers ont le vent en poupe chez les transformateurs. Nos arbres partent donc souvent en containers vers d’autres pays, où on en fait des parquets ou des meubles. Il serait très important d’encourager la filière bois locale à travailler nos feuillus sur place. Les sylviculteurs alsaciens s’orienteraient alors vers du bois de qualité plutôt que de remplacer leurs épicéas par du douglas ou du pin… »
Vœu pieux ? Pas forcément, si l’on considère que l’ONF (Office national des forêts) ne pratique quasiment plus les coupes rases dans les massifs qu’il gère (75% des forêts en Alsace), et que certains pays, comme la Suisse, la Slovénie ou le land de Basse-Saxe en Allemagne, ont adopté la méthode Pro Silva sur tout leur territoire.
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