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Foot entre sans-abris : « Aujourd’hui, on fait Afrique contre Europe de l’Est »

Ils sont une dizaine d’hommes réunis devant le local de l’Armée du Salut. Ils ne possèdent ni maison où dormir, ni papiers français. Ces jeunes hommes vivent au jour le jour dans les rues de Strasbourg. Mais, tous les mardis, ces sans-abris se réunissent pour une partie de football. Le temps d’un match, ils s’évadent.

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Après l'échauffement, les joueurs enchaînent les matchs et l'équipe des jaunes les victoires. (MG/cc)

Pour la troisième séance d'entrainement, l'équipe de sans-abris est composée de 14 joueurs. (MG/ cc)
Pour la troisième séance d’entrainement, l’équipe de sans-abris est composée de 14 joueurs. (MG/ cc)

8h50. Samuel Raveau attend les retardataires devant le local de l’Armée du Salut. Le jeune homme brun, bénévole dans l’association, passe un énième coup de téléphone : « Vous êtes où les gars ? Je vous avais prévenu, à 9h, on doit partir pour le stade de Hautepierre. » Samuel a monté le projet « Carton rouge contre l’exclusion », en partenariat avec la ligue d’Alsace de football association (Lafa) où il effectue un service civique. Toutes les semaines, les sans-abris sont invités à participer à un entrainement de foot. Le temps d’un match, ils évacuent leurs préoccupations de la semaine.

Traduction en simultané

Devant le local de l’Armée du Salut, l’ambiance entre les participants est un peu froide. Regards furtifs et silences gênés, les jeunes hommes présents se jaugent et s’observent. Timidement, ils tentent de se poser quelques questions mais la barrière de la langue freine les échanges. Venus du monde entier, ils ont fui les conflits nigériens, congolais ou ukrainiens. Réfugiés depuis peu en France, la plupart d’entre eux ne maîtrisent pas encore le français. Exclus professionnellement et socialement en France, ils font pourtant face aux mêmes difficultés. Mais, il est difficile de communiquer entre eux de leurs expériences.

Par petits groupes, ils engagent quand même la conversation en anglais, en serbe, en russe et en lingala, le dialecte de la République Démocratique du Congo. Sefer Kurtesi et Izudin se sont rencontrés sur le terrain de foot deux semaines auparavant. L’un est Bosniaque, l’autre Kosovar mais ensemble, ils parlent serbe. Sefer est arrivé en France vingt-neuf mois plus tôt, avec sa femme et ses quatre enfants. Le quarantenaire aux cheveux grisonnants comprend le français, mais son ami, arrivé quatre mois plus tôt, patauge un peu. Sepher lui sert donc d’interprète lorsque Samuel Raveau s’approche, une feuille à la main :

« Alors, quelle pointure est-ce que vous faites ? Il faut que je sache parce que l’on a un stock limité de chaussures. Et, si vous faites tous la même taille de pied, certains devront prendre une paire un peu plus grande ou plus petite. »

Un équipement sportif prêté

À 9h, certains joueurs manquent encore à l’appel mais les participants déjà arrivés prennent la direction du stade de football. Dans le tram, les discussions vont bon train. Passées les premières minutes d’appréhension, les blagues fusent. Un homme trapu au cheveux frisottants vient tout juste de rejoindre l’équipe. Il est immédiatement baptisé « le Maradona algérien ». Un surnom qui le suivra jusqu’à la fin de l’entrainement. Détendus, les joueurs rigolent et s’interpellent. Après un rapide coup d’oeil aux participants qui descendent du tram, Sepher se tournent vers Samuel, le sourire aux lèvres : « Aujourd’hui, on fait une partie Afrique contre Europe de l’Est ! ».

Les joueurs arrivent à la ligue d'Alsace de football amateur pour un entrainement de deux heures. (MG/ cc)
Les joueurs arrivent à la ligue d’Alsace de football amateur pour un entrainement de deux heures. (MG/ cc)

Les sans-abris prennent ensuite la direction des vestiaires. Aucun d’entre eux n’a de sac de sport. Ils sont venus les mains vides car le maillot, le short, les crampons et les protège-tibias sont prêtés à la Lafa par Décathlon. Pendant que les joueurs se déshabillent, Samuel fait des allées et venues entre le vestiaire et la salle des équipements sportifs, les mains pleines de chaussures. Assis sur les bancs, les hommes se changent et essaient leurs vêtements. Une fois l’attirail du parfait footballeur enfilé, Samuel prend la parole :

« Cette fois, j’ai été indulgent mais il faut respecter les horaires. Désormais, ceux qui ne seront pas à 9h devant le local de l’Armée du Salut ne pourront pas participer à l’entrainement. »

Tel un discours politique, les paroles de Samuel sont traduites en serbe et en anglais par les joueurs francophones.

Le football, un langage universel

En quelques foulées, les joueurs rejoignent le terrain de football de Hautepierre et commencent à s’étirer. Le soleil tape sur l’herbe verte et la température promet de grimper tout au long de la matinée. Les sportifs ont tous passé une visite médicale lors de leur première séance, mais avec la chaleur, l’entrainement débute en douceur. Nourredine Ait Mouloud, le coach sportif a pensé chaque séance pour atteindre un but bien précis :

« La première séance, c’était surtout de l’animation : quelques passes, des jeux de jambes, des tirs au buts… La seconde, je voulais leur montrer que dans le foot, il y a des règles et des valeurs à respecter comme le respect ou la tolérance. Le thème de ce troisième entrainement, c’est le plaisir. Les joueurs viennent ici pour sortir de leur quotidien, ils ont leurs difficultés propres, un passé lourd à porter. Le foot, c’est magique parce que cela permet de s’évader. »

Après quelques échauffements, les joueurs enfilent des maillots rouges et jaunes pour jouer des matchs. (MG/cc)
Denis, réfugié ukrainien s’applique durant les échauffements. (Photo MG / Rue89 strasbourg / cc)

Entouré des joueurs, Samuel explique en français les consignes :

« Vous allez courir du plot jaune au plot rouge. La première course en montée de genoux, la seconde en talon-fesse ! »

Le jeune homme joint ensuite le geste à la parole et fait une démonstration. Les regards braqués sur lui s’illuminent. Grâce à quelques mouvements, les joueurs ont enfin compris ce qu’ils devaient faire. Concentrés, ils s’exécutent. Les exercices s’enchainent sur le même principe. Au fur et à mesure de l’entrainement, les joueurs oublient la barrière de la langue. À l’aide de mimiques ou bien de sons, ils s’interpellent, se passent le ballon, évoluent sur le terrain et construisent des tactiques de jeu. De nationalités différentes, ils communiquent et échangent, sans un mot.

Coup de sifflet : début du match

Les premiers exercices terminés, les joueurs se rassemblent autours de Samuel pour former les équipes du match. Chacun attrape un maillot, les joueurs d’origine africaine en rouge, les autres en jaune. Denis, les cheveux tressés en arrière, attendait ce moment avec impatience. Le jeune homme réfugié en France depuis quelques mois participe à sa première séance de sport. Passionné de foot, il a joué pendant de nombreuses années au Nigéria. Il a fui son pays natal car il avait « peur pour sa vie ». Loin de ces craintes, Denis affiche un large sourire sur le terrain. En attendant ses partenaires, il enchaine les jongles avec le ballon.

Pendant ce temps, Samuel dessine deux nouveaux buts et délimite un espace de jeu réduit à l’aide de plots. Le terrain, désormais plus petit, accueillera la rencontre de la matinée. Les joueurs se dispersent et le match débute au premier coup de sifflet. Personne ne gardera les buts car aucun des joueurs n’était intéressé à l’idée de faire gardien. Denis s’empare immédiatement du ballon et jette un regard autours de lui, les joueurs démarqués l’interpellent à l’aide de grands gestes ou de cris.

Le ballon passe de pied en pieds et se rapproche dangereusement des buts de l’équipe jaune. En quelques instants, les joueurs s’organisent pour faire barrage. Mais, le ballon traverse les plots. L’équipe rouge exulte, et Denis, le buteur, lève les bras en l’air. Ses équipiers s’empressent de frapper sa paume et de le serrer dans leurs bras. Si les joueurs ne parlent pas la même langue en dehors du terrain, crampons au pied, ils ont oublié cette barrière.

« Le football, c’est un langage »

Pour Nourredine, grâce au ballon rond, les sans-abris créent un lien entre eux qu’ils n’imaginaient pas possible :

« Le football, c’est un langage. Il n’a pas de sexe, d’origine ou de religion. On n’a pas besoin de parler la même langue, on se comprend. Il fait naitre la cohésion. C’est pour cela que l’on pense que le foot peut vraiment aider à la socialisation et lutter contre l’exclusion. »

Mi-temps, les joueurs se posent à l’ombre pendant quelques minutes. En sueurs, ils soufflent et s’étirent. Les jeunes hommes s’échangent les bouteilles d’eau mises à leur disposition par la Lafa. Nourredine s’approche et demande aux joueurs si l’entraînement n’est pas trop intensif. La plupart des sans-abris tiennent le coup mais alors que le match reprend, Pascal reste sur le côté.  À 45 ans, l’homme aux cheveux blanc a joué au foot pendant 20 ans. Mais au chômage depuis 10 ans, il a arrêté toute activité physique :

« Après chaque séance de football, j’ai des courbatures pendant deux jours. Pourtant, j’attend toujours avec impatience le mardi. J’ai fait la rencontre de personnes dans la même situation que moi. Auparavant, on se croisait à l’Armée du Salut ou au Resto du coeur mais on n’osait pas se parler. Grâce au football, j’arrive à faire le premier pas. Lorsque l’on se croise dans la rue, on prend désormais le temps de discuter. »

Henry Ngoy, réfugié depuis dix mois : « On joue au foot, mais au fond, on souffre »

L’entrainement touche à sa fin après deux heures intensives sous un soleil ardant. Après 4 buts à 2, l’équipe rouge est sortie grande vainqueur de la matinée. Les joueurs, fatigués et transpirants, s’empressent de rejoindre les vestiaires pour se changer et prendre une douche. À la sortie, Alain rejoint quatre de ses amis congolais venus assister à la séance. Ils rejoindront l’équipe la semaine prochaine. Mais, Henry, Patrick, Pitsou et Papy savent que le foot ne leur permettra pas de décrocher un emploi ou d’obtenir des papiers français. Réfugié en France depuis 10 mois, Henry Ngoy espère juste souffler :

« Cela fait des mois que je suis à la rue. Des mois que tous les matins, j’appelle le 115 pour espérer obtenir un hébergement. Mais, on me répète sans cesse que les foyers sont remplis. En dehors de l’entrainement de foot, je passe mes journées à attendre l’appel qui me dira enfin si je peux rester en France légalement. Je ne mange pas tous les jours parce que les Restos du cœur ou bien l’Armée du Salut ne sont pas tout le temps ouverts. Cela m’arrive de rester plusieurs jours sans prendre de douche. Si je viens jouer, je pourrai petit-déjeuner, puis prendre une douche à la fin de l’entrainement et enfin, manger un vrai repas cuisiné par Les jardins de la montagne verte. »

Henry sort de sa poche un papier soigneusement enveloppé dans une enveloppe plastique. Il ne se sépare jamais de son titre de séjour qu’il brandit. Le jeune homme est en colère :

« Mes semaines sont vides, je ne fais aucune activité. Je n’ai même pas le droit de trouver un travail parce que mon titre de séjour stipule que je ne peux accéder à aucune activité salariée. Le foot, c’est un échappatoire, pour me détendre et ne pas penser à ma famille qui me manque. »

En ligne de mire : la coupe du monde de foot des sans-abris

Le 6 juin s’est tenu le tournoi national des sans-abris à Montpellier. Puis une équipe de sept joueurs sera constituée pour participer à la coupe du monde des sans-abris à Santiago, au Chili. Pour être sélectionnés, les participants doivent avoir plus de 16 ans, être demandeur d’asile et être ou avoir été sans domicile fixe dans l’année.

Si des joueurs sont sélectionnés, la Lafa devra prendre en charge l’ensemble des frais. Mais pour Stéphane Heili, le but est surtout d’abattre les clichés et les stigmatisations sur la population des personnes sans-domicile :

« À travers cette évènement, on veut casser l’image d’un sans-abris fainéant qui ne sait rien faire. Et pour les joueurs, c’est aussi l’occasion de se donner une finalité, un objectif à accomplir. Pour certains, ils en attendent beaucoup, voire même trop. La première question que les joueurs m’ont posée, c’est ce qu’ils gagneraient dans ce tournoi. Pas d’argent, c’est sûr. Mais, on l’espère, un peu de confiance. Lorsque l’on est à la rue, l’estime de soi en prend un coup, on perd sa dignité. »

Junior Imbole, réfugié congolais, se rêve même déjà en star du ballon rond :

« Dans mon pays, je jouais tout le temps au foot. Ce tournoi, c’est ce qui me donne envie de me lever le mardi matin. Je prends le temps de me préparer et de me faire beau pour venir jouer. Le foot, c’est avant tout un travail, un gagne-pain. Si je suis suffisamment bon, je pourrais vivre de ce sport. »

Pour certains, cette coupe permettrait de réaliser des rêves brisés quelques années plus tôt. Denis est un jeune ukrainien réfugié en France depuis deux mois. Il apprends seul le français dans la médiathèque Malraux tous les jours. À tout juste 20 ans, il affirme avoir été dans le centre d’entrainement du célèbre Dynamo Kiev :

« J’ai joué au foot pendant 10 ans mais je me suis blessé. J’ai donc dû freiner la fréquence de mes entraînements. J’ai quitté l’Ukraine et ma famille à cause de la guerre. Jouer au foot, c’est retrouver une partie de chez moi. C’est ce que j’aime faire et j’attends avec impatience le tournoi. »

En attendant l’événement sportif, la Lafa pense déjà à la suite. Elle est en discussion avec la Ville de Strasbourg pour obtenir un créneau horaire dans un des gymnases. Ainsi, l’équipe pourra continuer de s’entraîner, même pendant l’hiver.


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