Se rendre à Mulhouse en période de pandémie peut s’apparenter à un véritable parcours du combattant tant les restrictions sanitaires sont lourdes. Mais pour rencontrer l’œuvre singulière et contemplative de la photographe finlandaise Elina Brotherus, présentée en ouverture de la saison 2020-2021 de cette scène nationale transdisciplinaire, l’aventure vaut le détour et offre une exposition hors du temps.
Pensée pendant le confinement, elle se fait l’écho d’une période inédite où, terrés dans nos logements, nous rêvions d’escapades dans la nature. Née en 1972 à Helsinki, la photographe Elina Brotherus, de renommée internationale, vit entre la Finlande et la France. L’artiste utilise son propre corps pour interroger l’être et le monde qui l’entoure.
Un corps féminin nu recroquevillé sur lui-même, éclairé par une lumière froide, accueille les visiteurs à l’entrée de l’exposition. Déconcertante, l’image intitulée This is the First Day of the rest of your Life (1998) donne son titre à l’exposition. Le cadrage serré sur sa peau – organe le plus visible du corps humain –, ne permet pas de distinguer le visage. D’emblée plongés dans son intimité, nous n’avons pas d’autre choix que de continuer sur la voie qu’Elina Brotherus a ouverte, celle de l’autofiction. En étant le plus souvent l’unique sujet de ses photographies, elle se crée un autre « je » aux multiples facettes.
Référence au film de Rémi Bezançon, l’exposition présentée à La Filature rappelle, dans son parti pris narratif, le long métrage Le Premier Jour du reste de ta Vie (2008). Le film raconte en effet cinq journées décisives de la vie d’une famille, à travers les regards de cinq de ses membres. Le film de Rémi Bezançon fait écho à la démarche photographique d’Elina Brotherus qui documente des épisodes de sa vie par l’autoportrait.
Depuis plus de vingt ans, entre sa Finlande natale et sa Bourgogne d’adoption, l’artiste se met en scène dans des espaces naturels et urbains. Ses clichés, teintés de douceur, de fantaisie et de mélancolie, inventent mille alter-égos. Véritable femme-caméléon, Elina Brotherus s’immisce dans les paysages et en adopte les couleurs. Ainsi, son univers se découvre par fragments visuels.
« C’est l’espace qu’elle met en scène par sa propre présence »
Plus loin dans l’exposition, un autre cliché frappe le regard. Dans Jetty (2016), l’artiste se photographie de profil et en pied, au centre de l’image. Son corps, drapé de blanc, paraît flotter sur l’eau. En lumière naturelle, les couleurs du vêtement et de sa peau semblent se confondre. Les plis de sa robe rappellent les ondulations sur la surface de l’eau. Là encore, le visage de l’artiste est dissimulé derrière ses cheveux.
Le commissaire de l’exposition, Christian Caujolle livre quelques clés de compréhension. L’homme aux multiples casquettes a dédié sa carrière à la photographie (cofondateur de l’Agence Vu, il a officié en tant que rédacteur en chef chargé de la photographie pour Libération et a créé le festival photographique de Phnom Penh). Ayant noué une relation forte avec l’œuvre de la photographe finlandaise, il souhaité mettre en lumière le travail photographique intimiste d’Elina Brotherus, encore trop peu montré. Selon Christian Caujolle, l’artiste s’approprie chaque lieu qu’elle traverse. Dans ses photographies, et particulièrement celles prises dans des environnements naturels, elle fait renaître la tradition des scènes de genre empreintes de romantisme, parfois détournées ou troublées.
Semblable au personnage contemplatif du tableau Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages (1818) de Caspar David Friedrich, elle réactualise la tradition picturale du romantisme allemand tant par la composition que par les couleurs de son autoportrait. Comme beaucoup d’autres images dans l’exposition, Jetty est un cliché énigmatique qui incite les visiteurs à développer leur imaginaire et à inventer leurs propres récits.
S’inscrire dans un paysage artistique
L’œuvre d’Elina Brotherus est nourrie de références artistiques. Elle tire son inspiration tout autant de la peinture romantique que de la photographie contemporaine. Dissimulant souvent son visage, elle crée des personnages fictifs. L’art photographique lui permet d’amplifier et de démultiplier son « je ». De même, l’expression impassible et l’absence de sourire dans ses autoportraits est un trait récurrent. Cela rappelle les portraits anonymes du photographe contemporain allemand Thomas Ruff. Reprenant les codes de la photographie d’identité dans la série monumentale Porträt (1986-1991), ce dernier met en scène des modèles au visage neutre et distant, comme dénués d’âme, pour interroger la société de surveillance. Si Elina Brotherus questionne plutôt son vécu personnel, elle se débarrasse également de toute expressivité dans ses photographies. Tel un pantin déguisé, elle module son personnage imaginaire au gré d’autoportraits que rien ne trouble.
Dans son œuvre, le paysage – bien qu’omniprésent – ne l’intéresse pas en tant que tel. Les jeux avec la lumière – toujours naturelle –, et la frontalité de ses prises évoque celle de l’École de photographie de Düsseldorf. Voguant entre des bribes d’intimité réelles et irréelles, Elina Brotherus converse corporellement avec le monde, sans pour autant faire deviner son processus. Dans des ensembles méticuleusement construits et pourtant minimalistes, le fil du déclencheur qu’elle actionne est parfois perceptible. Le reste du temps, tout porte à croire qu’il y a quelqu’un d’autre qu’elle-même derrière l’objectif. En cela réside la magie de l’artiste.
« Je suis artiste parce que c’est le dernier domaine où l’on autorise les adultes à jouer »
Si l’autoportrait – dans une ère où le selfie est de rigueur –, s’apparente à Narcisse contemplant son reflet dans l’eau, Elina Brotherus s’en détache par sa force imaginative mêlée de candeur. Jouant avec l’espace dans lequel elle se capture, elle construit une autre manière de se percevoir. C’est avec une certaine insouciance, qu’elle échafaude un monde aux allures parfois surréalistes.
Dans Flux Harpsichord Concert (2017), la photographe – de profil à gauche de l’image –, joue du clavecin pour un spectateur privilégié qui n’est autre que son chien. Posé sur l’instrument, tenu à la laisse par un bras tendu, dont le reste du corps sort du cadre, il regarde sa maîtresse droit dans les yeux. Un échange de regards figés entre la femme et l’animal, une pose immobile, comme en attente : ce concerto pour un chien semble en suspens. Entre sérieux et extravagance, humour et poésie, Elina Brotherus convie les spectateurs à la rêverie.
« Une femme doit avoir […] une chambre à soi si elle veut écrire de la fiction », écrit Virginia Woolf dans son essai Une chambre à soi (1929). Comme pour répondre à cet appel, Elina Brotherus s’approprie tous les endroits qu’elle arpente comme des espaces de construction de soi. Au moyen de l’autoportrait, elle privilégie sa propre expérience et traduit ainsi, autrement que par les mots, sa vision intérieure d’une réalité. En matérialisant ses sensations par la photo, Elina Brotherus confère à chaque mise en scène sa subjectivité étrange et fantaisiste. Très souvent photographiée de pied, elle apparaît fréquemment nue, comme dans l’autoportrait Girraffe (2014) où son visage est recouvert d’un masque de girafe. Debout dans un espace neutre, en lumière naturelle, elle focalise le regard sur son corps, dont la chair se raccorde au blanc du mur. L’être hybride qui se tient devant nous se fond dans le décor, dégageant une sensation aussi incommodante qu’émouvante. Une photographie insolite qui témoigne une fois encore de la capacité d’adaptation et du sens infini d’inventivité de l’artiste.
La Samaritaine : un projet montré pour la toute première fois
Ce sont dix photographies inédites qui sont présentées dans l’exposition de La Filature. Les clichés résultent d’une commande des Grands Magasins de la Samaritaine. En travaux depuis quelques années, le groupe avait effectivement demandé à une cinquantaine d’artistes du monde entier de les accompagner dans leur chantier. Elina Brotherus s’est prêtée au jeu, en adoptant les codes vestimentaires et le mobilier du chantier, environnement jusqu’alors inconnu pour elle. Dans Stripes (2018), la photographe se présente de dos, au centre d’un mur couvert de bandes horizontales aux tons pastels, en écho à sa tenue. Affublée d’un casque de chantier, tenant son jupon du bout des doigts, Elina Brotherus invente ainsi un monde décalé où des constructeurs fusionneraient avec des ballerines.
L’exposition « This is the First Day of the rest of your Life », qui n’est pas sans rappeler les mythologies personnelles de la photographe américaine Cindy Sherman – dont le travail est exposé à la Fondation Louis Vuitton à Paris –, s’intègre dans la tradition narrative de la photographie contemporaine. Cindy Sherman comme Elina Brotherus s’inventent et se réinventent à travers de multiples personnages et mises en scènes. À l’image du roman contemporain, on peut parler d’autofictions visuelles.
À La Filature, la richesse picturale des œuvres classées par séries permet une exploration intime et profonde du paysage émotionnel de l’artiste. Les multiples associations d’images de soi et de narrations scénographiées par Elina Brotherus repoussent les frontières de l’imagination.
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