Voici donc venus les 10 ans du festival Premières. Initié à l’origine par un dialogue entre le Maillon et le TNS sur la meilleure façon de faire découvrir les metteurs en scène européens fraîchement éclos à la fois au grand public et aux professionnels, le festival de théâtre est devenu rhénan et transfrontalier en 2013 avec l’appui du Badisches Staatstheater. Barbara Engelhardt, qui assure la programmation du festival, l’affirme :
« Premières est aujourd’hui le festival le plus important pour les jeunes metteurs en scène en Europe. C’est un festival à la fois hyper-régional et international. »
L’anniversaire de Premières arrive dans une époque de mouvements : Bernard Fleury vient d’annoncer son départ de la direction du Maillon et Antoine Mory, administrateur du TNS, représente son nouveau directeur, Stanislas Nordey. Antoine Mory, dans un allemand soutenu, souligne pour le festival « l’importance de la continuité mais aussi l’heure du bilan ».
Reste à voir ce que ces bilans vont signifier pour l’avenir du festival. Bernard Goy, conseiller arts plastiques mandaté par la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) lors de la conférence de presse du festival, semble enthousiaste, en parlant d’une « écologie à entretenir, de la région au monde, de l’émergence à la référence. […] En Europe, l’expérimentation doit devenir une pratique quotidienne. »
Européen, rhénan… avec les moyens qui suivent
Résolument européen et rhénan, le festival se donne les moyens de passer les frontières et les préjugés, en assurant la locomotion des spectateurs (par des navettes entre Strasbourg et Karlsruhe, informations sur le site du festival) et des surtitrages bilingues. Il semblerait que les billets du festival permettent même la gratuité des transports en commun dans la ville de Karlsruhe. Une occasion idéale et festive pour les strasbourgeois de rendre visite à cette jeune voisine, qui célèbre ses 300 ans cette année !
Une programmation forte de ses contrastes
La programmation du festival offre un large tour de la péninsule européenne, de la Norvège à la Roumanie, des Pays-Bas à la Géorgie, avec évidemment un focus éclairant sur des pièces allemandes et françaises. Barbara Engelhardt soutient que Premières « n’est pas un festival de tendances », il ne s’agit donc pas d’y voir ce qui est vu partout ailleurs.
À travers ces 10 spectacles en 8 langues différentes, c’est la variété de regards innovants autour de thématiques sociétales, somme toute assez communes, qui prédomine. Ces thématiques sont fort sombres (la mort, le meurtre, la guerre) mais les formes théâtrales qui les traitent offrent une dynamique inattendue. Cette apparente contradiction donne à cette programmation une audace volontaire, frondeuse et vivifiante.
L’innovation des formes
Le spectacle Rule, de la Compagnie Stichting Stranger d’Amsterdam, explore les frontières du théâtre par une démarche très participative. Assez proches de la performance, les « règles » énoncées balisent la façon dont l’expression artistique naît.
La même questionnement est aussi présent dans Champs d’appel de François Lanel : dans la forme et dans le fond, il cherche ce qui suscite la créativité chez l’être humain, partant du postulat que celui-ci est doté du bien précieux de l’imagination, et que celui-ci doit être fructifié.
De l’étranger à l’intime
Das Missverständnis, pièce d’Albert Camus créée par un metteur en scène autrichien, Nikolaus Habjan, permet au festival d’accueillir des marionnettes pour la première fois. Cette tragédie en trois actes relate la façon dont l’exil rend l’exilé étranger à sa famille, à sa patrie.
L’auteur allemand de Die lächerliche Finsternis, Wolfram Lotz, tourne lui aussi autour de l’altérité et des clichés que la distance génère. C’est en Afghanistan qu’il va chercher ses considérations sur le néocolonialisme et le capitalisme.
La mort au coeur
La mort joue un rôle central, prépondérant dans cette dixième édition du festival Premières. De la fascination lointaine à la proximité quotidienne de ce destin commun à tous, la faucheuse est l’invitée d’honneur du festival. Comme Premières sait jouer sur les contrastes, on retrouve dans ces spectacles une façon décomplexée de traiter en pleine lumière ce que notre société tend à cacher.
A thing of beauty de l’auteur norvégien Malmfrid Hovsveen Hallum illustre la fascination que provoque un serial killer, et sa capacité à esthétiser le meurtre. Le metteur en scène a commencé à travailler sur cette pièce après l’affaire Breivik, questionnant la façon dont l’éthique et la morale peuvent être remodelées quand les gens s’enferment dans des systèmes qui leurs sont propres. Le spectateur, en grande proximité avec l’acteur qui livre pour lui une performance en solo, s’expérimente en regard complice.
Le Collectif OS’O (« on s’organise », photo à la une) de Bordeaux présente, quant à lui, Timon / Titus. La pièce confronte la bourgeoisie française à Shakespeare autour d’un testament qui tourne méchamment au vinaigre. A qui doit-on payer la dette de sa culpabilité? Comment?
La réponse se trouve peut-être dans Ibsen : Gespenster de Markus & Markus, une coproduction germano-suisse. Ce documentaire théâtral, qui a trouvé son public en Allemagne, est encore une vraie découverte en Europe. Les deux comédiens / auteurs offrent un requiem à Margot, une vieille dame qu’ils accompagnent dans la mort, évoquant au passage des sujets sensibles comme l’euthanasie.
Les femmes, ou l’ultime altérité
Le jeune metteur en scène géorgien Data Tavadze propose une version post-soviétique des Troyennes d’Euripide. Il décrit les destins croisés de femmes en temps de guerre, par un théâtre dansé, comme chorégraphié. Très physique, ce théâtre vit à travers les pulsations de l’infinie variété des traumatismes de guerre.
Les roumaines Leta Popescu et Fernec Sinko, quant à elles, présentent avec Parallel (photo plus haut) une performance plus proche de l’évolution du corps théâtral que de la danse à proprement parler. Elles interrogent les normes sociétales qui régissent l’intimité et l’identité sexuelle, et s’y confrontent violemment.
Enfin c’est la suédoise Anja Tillberg, formée au Conservatoire de Liège, qui signe sa première mise en scène avec Pourquoi Eve vient-elle chez Adam ce soir? et souligne l’ultime altérité : celle de la femme par rapport à l’homme. Le spectateur se change en voyeur des pérégrinations oniriques d’un homme qui rêve d’une femme. Surnaturelle et psychédélique, la pièce nous conduit aux frontières de l’espace réel et de l’espace mental.
Et beaucoup d’autres cadeaux bonus, en mode festival
Afin de célébrer l’événement comme il se doit, une exposition de photographies signée Alexandre Schlub reprend 10 ans de Premières sur les murs du Badisches Staatstheater. Plusieurs soirées festives avec groupes et DJs viendront rythmer les nuits du festival, et pour les plus fêtards la soirée pourra se poursuivre (enfin, peut-être avec une petite pause entre les deux) par un brunch-rencontre avec les metteurs en scène et Barbara Engelhardt le dimanche 7 juin à 12h. Un colloque de deux jours autour de la performance et de l’installation artistique, réunissant artistes et universitaires, se tiendra aussi pendant le temps du festival, les 5 et 6 juin.
Certes, le mois de juin, avec ses kermesses de fin d’année, ses examens et ses rushs de dernière minute, est super chargé pour tout le monde. Il est vrai aussi que Karlsruhe ce n’est pas tout à fait la porte à côté. Mais il serait absolument dommageable de ne pas profiter de ce que le festival Premières a à offrir à tous les transfrontaliers : de la jeunesse, du punch et un tas de rencontres inédites. Quand tout est si bien fait pour inviter à l’aventure, le mieux est encore de se laisser tenter.
Aller plus loin
Sur festivalpremieres.eu : la programmation en détail et les informations pratiques, du 4 au 7 juin à Karlsruhe.
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