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À Liederschiedt, des jeunes maraîchers créent un modèle agricole sans pesticide et accessible

Vosges alternatives, notre série d’été sur la vie militante en zone rurale (2/8) – Trois amis ont décidé de quitter Strasbourg pour cultiver des légumes dans un petit village du pays de Bitche. Ils proposent des produits sans pesticides à bas prix, et des événements créateurs de lien.

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À Liederschiedt, des jeunes maraîchers créent un modèle agricole sans pesticide et accessible

Les étalages de la petite pièce qui sert d’épicerie sont vides en cet après-midi d’été. Johann l’assure, quand le magasin est ouvert, entre 80 et 100 personnes viennent acheter les légumes de la ferme Affable à Liederschiedt, dans le pays de Bitche. Ici, la salade ou la botte de radis s’achètent à 1€, la botte de carotte est à 2,20€, celle de betterave à 2€, comme le kilo de tomates.

Les prix bas, c’est l’un des engagements de cette petite exploitation portée à bout de bras par trois trentenaires. « Sinon, les personnes modestes, elles mangent quoi ? J’ai toujours trouvé horrible que la nourriture de bonne qualité soit inaccessible aux pauvres », souffle Lorène, conjointe et associée de Johann. Antoine, un ami d’ami, a rejoint l’aventure en cours de route. Les jeunes maraîchers produisent tout sans pesticide mais ne demandent pas le label « bio », comme l’explique Lorène :

« Ça nous semble superflu de payer pour un label, nos clients voient comment on travaille au quotidien et nous font confiance. On n’en a pas besoin. »

La ferme Affable vend des légumes au marché de Meisenthal, à 25 kilomètres de Liederschiedt. (Photo AL / Rue89 Strasbourg / cc)Photo : AL / Rue89 Strasbourg

« On a des clients de toutes les classes sociales »

À les entendre, leur projet trouve son public. « En général, à l’ouverture de la boutique le samedi matin, il y a une longue file d’attente devant la porte. On vend aussi au marché de Meisenthal », poursuit Johann :

« Les gens se passent le mot de bouche à oreille parce que c’est rare des légumes sans pesticides à ce prix-là. On veut être à peu près au même tarif que dans les supermarchés. Des bobos allemands, des punks, des retraités au minimum vieillesse… On a vraiment des clients de toutes les classes sociales. »

Lorène se souvient qu’une femme au RSA lui a avoué que c’était la première fois qu’elle pouvait se permettre de faire ses courses directement chez le producteur. Pour Johann, le but est notamment de « montrer que c’est possible de vivre du maraîchage sans pesticide, avec une petite surface, en vendant les légumes pas cher » :

« La bonne nourriture peut devenir accessible. On préfère avoir des prix bas et davantage de clients plutôt que des légumes plus chers et moins de d’acheteurs. C’est juste un choix de modèle : on a peu de frais et comme on est en vente directe, on n’a pas d’intermédiaires qui se font des marges. »

L’essentiel du matériel de la ferme Affable. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Un matériel très limité

Dans la salle attenante à l’épicerie, des pelles, des fourches, des bineuses manuelles et des pioches reposent contre un mur. « On fait tout à la main, parce qu’on est pauvres, que les tracteurs coûtent très cher, et aussi parce qu’on aime ça », glousse Johann. La tondeuse rangée à quelques mètres passe presque pour du matériel sophistiqué. Le jeune homme poursuit :

« C’est faisable parce qu’on a une toute petite surface, on cultive sur 4 000 mètres carrés. Notre voisin agriculteur ne comprend pas ce qu’on fait, il nous dit : ”vous jouez”, mais il est sympa avec nous. On ne veut pas faire la morale, dire “on est les bienfaiteurs écologistes” en pointant du doigt les exploitants conventionnels. Ils ont leurs raisons. »

Johann était ingénieur du son, notamment au Molodoï à Strasbourg. Lorène était éducatrice spécialisée dans la protection de l’enfance. Comme beaucoup de citadins, le couple a décidé de se tourner vers la campagne et a acheté une maison à Liederschiedt. « On avait l’impression d’avoir fait le tour de ce que propose la vie en ville. Rentrer le soir et se retrouver dans notre appart’ pour repartir le lendemain, ça ne faisait plus sens », expose Johann. Lorène embraie :

« On voit moins de concerts, mais on a quand même une bonne vie sociale. Ici, tout le monde se parle et s’entraide. Quand on a un problème, on peut compter sur plein de gens. À nos portes ouvertes, c’est le maire qui a fait les tartes flambées. Même au niveau de l’engagement, j’avais l’impression de ne servir à rien en ville, de n’avoir aucun impact. Ça ne m’intéresse plus d’aller à une marche pour le climat, je préfère agir concrètement. Ici, notre projet est simple et concret : on produit des aliments pour que les gens puissent bien manger. »

« On a le cul bordé de nouilles »

Si tout roule aujourd’hui, la partie n’était pas gagnée d’avance. Sans terres dans la famille, il est très difficile de trouver une parcelle et de lancer une exploitation maraîchère. Arrivé à la campagne, Johann a commencé à se renseigner en discutant avec ses nouveaux voisins. Il a appris qu’une ferme avec un terrain était à vendre dans le village avec la Safer (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural), qui a le rôle d’attribuer des champs que des propriétaires veulent céder. « On a vraiment le cul bordé de nouilles » estime Johann :

« L’exploitation faisait une cinquantaine d’hectares, on n’avait pas du tout besoin d’une telle surface. Le référent de ce dossier pour la Safer a apprécié notre projet. C’est rare que des jeunes s’installent. Il a proposé qu’une personne reprenne la majorité du site en nous laissant un hectare. »

Grâce à des techniques ingénieuses, la ferme Affable peut vendre des légumes comme des tomates et des courgettes tôt dans l’année. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

En 2020, peu de temps avant le confinement, le couple a commencé à monter son exploitation. « Clairement, il faut énormément travailler, on est loin des fantasmes de ceux qui se disent qu’ils vont vivre tranquillement à la campagne. C’est très difficile, mais moi je suis un nerveux, j’aime ça », lance Johann, espiègle. Idem pour Lorène :

« Si on n’aime pas ça, c’est impossible. Toute notre vie tourne autour de la ferme. On se lève à 5h, on a deux semaines de vacances dans l’année, et encore, c’est beaucoup. Arrêter de travailler, on ne connait plus. »

Une organisation millimétrée

Dans les moments les plus intenses, les gérants de la ferme Affable peuvent faire des semaines de 90 heures. Dans les périodes calmes, ils sont à 50 heures. « C’est simple, je ne connais aucun néorural qui a réussi à créer une activité pérenne en montant une ferme. Beaucoup renoncent après quelques années », souffle Johann, qui a passé un Brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole (BPREA) avant de se lancer. En juin, il anticipe déjà le mois de novembre :

« On doit préparer certaines parcelles et les ensevelir sous des couvertures avant le gel, pour les garder au chaud tout l’hiver. Grâce à ça, la terre reste meuble, et on peut planter très tôt dans l’année, pour avoir beaucoup de légumes dès le début du printemps. Sinon, le sol est trop compacte et on ne peut pas semer quand il faut. Mais pour avoir le temps de faire ça, nos cycles de récolte doivent bien s’enchaîner maintenant. »

L’exploitation de la ferme Affable demande beaucoup de travail à ses gérants. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Les genoux à terre, Lorène arrache des mauvaises herbes. Dans la serre qui provoque une température bien supérieure à 40 degrés, Johann marche entre les plants de tomates, de concombres, de melons et de courgettes : « Grâce à des arceaux et des couvertures, on arrive à avoir des courgettes primeur dès avril. »

Il précise la rotation millimétrée des cultures, organisée pour optimiser les 4 000 mètres carrés exploités. « On plante et on récolte successivement plusieurs légumes au même endroit tous les ans. Ici il y a d’abord des carottes, puis des oignons, et enfin de la mâche », indique t-il en désignant des pousses du doigt. Le tout est irrigué à partir d’un bassin qui récupère l’eau de pluie tombée sur le toit d’un bâtiment.

Le bassin de rétention d’eau de la Ferme Affable est alimenté par de l’eau de pluie. Il fait plusieurs mètres de profondeur. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Des banquets ouverts à tous le dimanche

« L’un des aspects importants à mon avis, c’est qu’il faut avoir un projet très solide économiquement pour survivre. Il faut faire de l’argent. C’est négligé par certaines personnes qui se lancent dans le maraîchage », observe Johann, qui dévoile les comptes de son entreprise :

« Les deux dernières années, on a fait environ 70 000 euros de chiffre d’affaires. On pourrait sortir facilement deux salaires de 1 400 euros. En 2023 on devrait augmenter à 80 000. L’objectif c’est 100 000. On a une grande marge de progression parce qu’il y a encore des choses qu’on fait mal, certaines récoltes ont été perdues cette année.

Pour l’instant, on ne se paye presque pas pour se sécuriser : on rentre 1 500 euros pour Lorène et moi, et Antoine touche l’allocation de pôle emploi au titre de l’aide à la création d’entreprise. On arrive à vivre parce qu’on mange ce qu’on produit. »

La ferme Affable a conçu des outils pédagogiques pour les enfants. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Antoine était manager au Philibar et souhaitait quitter le monde de la nuit. Après être passé souvent pour « filer des coups de main », il est devenu associé de la Ferme Affable, afin d’y apporter sa touche personnelle : sa passion de la cuisine, en plus de son aide sur les cultures. Un dimanche sur deux, il prépare un grand banquet pour 70 personnes avec les légumes de la ferme :

« J’aime l’idée d’aller plus loin que la production. On veut créer des moments conviviaux, participer à la vie du village. Il y a des personnes qui se sont rencontrées pour la première fois à nos banquets alors qu’elles habitent à Liederschiedt depuis des décennies. Des jeunes, des vieux, des personnes d’univers très différents passent la journée ensemble. »

À terme, Antoine prévoit d’ouvrir un restaurant. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

De la transformation sur place et de l’accueil social

Ces prochains mois, les nouveaux paysans planifient de réaménager l’un de leurs hangars agricoles en laboratoire pour Antoine. « J’ai plein d’idées de préparations avec nos produits : des conserves, des plats surgelés, des pestos, des pots pour bébé… À terme, j’aimerais ouvrir un restaurant, mais on en est encore loin », détaille t-il.

Sur leur terrain, les jeunes maraîchers ont gardé un espace dédié aux banquets du dimanche. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Outre la culture de légumes, la transformation de produits et l’organisation d’événements, la ferme Affable a aussi des projets sociaux portés par Lorène. L’une des parcelles est dédiée à l’école maternelle de la commune.

« Les enfants sèment, arrosent, entretiennent et récoltent. Chaque semaine ils peuvent repartir avec un petit panier des légumes qu’ils cultivent : des salades, des choux, des petits pois… J’aimerais aussi créer des partenariats avec la protection de l’enfance, ou des établissements d’accueil de personnes en situation de handicap. »

Lorène apprend à cultiver des légumes aux enfants de l’école de la commune. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

« Je n’ai pas l’impression de bosser »

Désherbage, décompaction de la terre, récolte… Chacun à un bout de la ferme, Antoine, Johann et Lorène vaquent à leurs occupations. Même si leur vie toute entière tourne désormais autour de la ferme, ils ne retourneraient pas en arrière. « Il y a beaucoup de moments où on est en train de travailler sans en avoir l’impression, c’est très agréable. Si on livre des légumes quelque part, on est au boulot, mais on discute avec les gens et on boit un coup en même temps », raconte Lorène.

« Je suis toute la journée dans ce décor, je n’ai pas l’impression de bosser, on fait les choses pour nous, pas pour des patrons, et on se sent beaucoup plus libres. Quand je lève la tête, je vois le ciel et les arbres. Je n’ai jamais été aussi zen », confie Antoine, les mains dans les poches. Deux jeunes arrivent à l’improviste pour aider les maraîchers. Ces derniers semblent parfaitement habitués à ce type de visite. Ils les accueillent avec le sourire avant de se remettre au travail, profitant des heures plus douces de la fin d’après-midi.


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