Le collectif tg STAN, c’est du théâtre à la pointe du progrès, mais c’est aussi une expérimentation permanente. Loin des diktats classiques du metteur en scène tout puissant et des cadres établis pour une représentation théâtrale, le collectif construit une sorte de théâtre au présent, en forte proximité avec les spectateurs tout en induisant une théâtralité évidente. Ce point d’équilibre vertigineux entre identification profonde et distance totale fait du théâtre de tg STAN une sorte de fil d’Ariane, tendu comme un arc, dont on ne peut ni ne souhaite se séparer un instant. L’on est comme happé par la scène, et le temps de la pièce défile comme celui de la vie.
Dès l’entrée du public, les comédiens attendent, sur scène, chacun dans un coin, l’air vaguement blasé, vaguement fébrile aussi peut-être. Ils baissent, eux-mêmes, l’intensité des lumières au fur et à mesure, dont la commande est au plateau, explicitement visible. Il flotte dans l’air une odeur particulière, qu’on peut facilement associer à ce décor de répétition théâtrale : celle du tabac blond mêlée à un peu de parfum féminin.
Un théâtre au présent sur les ravages du temps qui passe
C’est l’histoire des acteurs et du monde du théâtre selon Bergman : un metteur en scène vieillissant fait interpréter le même rôle à deux comédiennes à des années d’écart, l’une étant la mère de l’autre. Il se crée un lien de subordination, de désir, d’ego et de pouvoir entre la toute puissance de l’homme de théâtre, immortel, ordonnateur de la scène, et des femmes qui se succèdent, comme autant de roses périssables. Cette histoire rappelle celle du film Sils Maria d’Olivier Assayas, sorti il y a quelques mois en 2014 et évoquant pareillement ce destin cruel et fatal des actrices vieillissantes.
Sans nul doute, si le monde est cruel pour les femmes qui prennent de l’âge, il l’est encore plus pour les comédiennes, déjà en surnombre dans le milieu théâtral dès leur plus jeune âge. Cependant la question de l’âge touche aussi l’homme dans Après la répétition, et c’est comme à regrets que Frank Vercruyssen, qui joue avec humour et brio le personnage du metteur en scène Henrik Vogler, sussure à le jeune femme qui tente de le séduire : « je suis déjà entièrement écrit »…
La performance de Georgia Scalliet, qui interprète tour à tour les rôles de la fille Anna et de sa mère Rakel, est étourdissante. Sa présence même multiplie encore les effets de mise en abîmes, de théâtre dans le théâtre, de Après la répétition. Pensionnaire de la Comédie Française depuis plusieurs années, Georgia Scalliet représente d’une certaine façon ce que le théâtre a de plus conventionnel et de plus reconnu, et sa diction presque trop parfaite ne trahit en rien cette image. Mais en se frottant au collectif tg STAN depuis plus d’un an, elle apporte à ce collectif résolument hors conventions une idée de ce que le théâtre institutionnel porte en lui de précieux et d’utile. Elle explique aussi pourquoi elle et Frank Vercruyssen ont fait le choix iconoclaste, dès le départ, de faire interpréter la mère et la fille à la même comédienne :
« Cela permet de donner au texte de Bergman une légèreté, une certaine distance. Dans le film de Bergman en 1984, Ingrid Thulin est tellement proche du personnage, Rakel, que cela met mal à l’aise. Même si Bergman l’a voulu comme ça, nous on a eu envie de faire autrement. »
Un homme, deux femmes, et des imaginaires
Et de fait, Georgia Scalliet et Frank Vercruyssen nous baladent dans une tension tenue, et chaque phrase assassine déclenche une attention contrite ou de francs éclats de rires dans un public aussi captif que devant un épisode de True Detective. Car bien sûr il s’agit de théâtre, mais il s’agit avant tout de relations humaines, et plus particulièrement de relations femmes-hommes. La scène offre au public un miroir à la fois drôle et consolateur de ses propres déboires affectifs.
Si les cadres du théâtre traditionnel sont évincés, l’effet de catharsis n’en fonctionne que mieux, et l’on sent les spectateurs se tendre sur leurs sièges au fur et à mesure de l’avancée dans Avant la répétition, comme pour ne pas perdre une miette de ce drame tragique et drôle, si proche et à la fois si lointain. Le théâtre de tg STAN est comme un corps nu : fragile, complexe et lumineux.
À plusieurs reprises dans la pièce, on entend des comédiens jouer des gens de théâtre qui parlent du théâtre. Cela pourrait paraître barbant, et renforcer un « effet d’entre-soi » déjà bien périlleux dans le milieu culturel. Il n’en est rien. Bien au contraire, et c’est Bergman lui-même qui l’affirme à travers la bouche du personnage Henrik Vogler dans Après la répétition :
« On a besoin de rien d’autre pour que le miracle du théâtre se produise qu’un texte, un acteur et un spectateur. »
Le public ne s’y trompe pas, qui salue la performance de deux acteurs de moultes bravos et de nombreuses séries d’applaudissements chaleureux. Le miracle ne fait que commencer, et va durer toute la semaine à Strasbourg, en passant par Après la répétition et Scènes de la vie conjugale. Qu’on soit afficionado du théâtre ou qu’on sature totalement à l’idée même d’une mise en scène, tg STAN amène une proposition alternative qui parle au coeur, à côté de laquelle on ne saurait passer.
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