Aujourd’hui, les maisons de la Cité Ungemach, au pied du Parlement européen, font rêver les promeneurs, avec leurs beaux jardins et leurs toits à double pente. Pourtant, peu de gens savent que s’y est déroulée la seule expérience eugéniste de France, au lendemain de la Première guerre mondiale. La fondation des Jardins Ungemach est créée en 1920 par le patron de la Société alsacienne d’alimentation de Schiltigheim, Charles-Léon Ungemach, sans doute pour faire oublier la rumeur qui l’accuse d’être un profiteur de guerre. Il fait construire 140 maisons quasi identiques, dotées d’un confort incroyable pour l’époque, destinées à des familles de classe moyenne, mais avec des loyers modérés. Un beau geste pour la ville de Strasbourg.
Sauf que pour être locataire, il faut répondre à des critères de sélection bien particuliers : Ungemach et son acolyte Alfred Dachert recrutent des couples jeunes, en bonne santé, où la femme doit rester au foyer afin d’élever les nombreux enfants « dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité. »
Le documentaire de Vincent Gaullier et Jean-Jacques Lonni montre bien comment cette expérience s’inscrit dans le contexte nataliste d’après-guerre mais aussi dans une pensée eugéniste moins connue. Une archive éloquente sur le créateur de l’eugénisme, le britannique Francis Galton, permet de comprendre comment une certaine frange de la bourgeoisie européenne espérait « améliorer l’humanité. »
« Nous étions des rats de laboratoire », répète à plusieurs reprises Marie-Sophie Corman, qui a grandi avec ses 5 frères et sœurs dans la cité. Elle se tourne vers ce passé avec stupéfaction : les habitants n’étaient pas pleinement conscients de l’expérience menée sur eux.
À quoi est-on prêt pour du confort ?
« Le film pose la question de ce à quoi l’on est prêt pour avoir du confort, » explique le producteur de Sancho & Co, Laurent Dené. Les familles subissent des inspections régulières et le couperet tombe si le nombre d’enfants n’est pas au rendez-vous. « Les réalisateurs ont choisi l’animation pour évoquer les mécanismes de l’eugénisme, on n’a aucune trace vidéo de ces familles, et ils ont préféré mettre en valeur les voix des témoins plutôt que leur image. Leur parole est plus libre. »
Plus troublant encore, l’expérience de la cité Ungemach ne s’arrête pas après la Seconde guerre mondiale. Alfred Dachert repeuple la cité, alors qu’elle devient propriété de la Ville en 1950. Les critères de sélection perdurent jusque dans les années 1960 et les critères d’expulsion – quand le dernier enfant atteint la majorité, la famille doit quitter les lieux – jusque dans les années 1980. Le réalisateur Vincent Gaullier n’a trouvé personne pour raconter la fin de cette expérience, qui en réalité ne s’est jamais arrêtée officiellement, mais a été glissée, mine de rien, sous le tapis.
« La Ville de Strasbourg n’a jamais mené de réflexion sur cette histoire », regrette Laurent Dené, « la stèle sur “les jeunes ménages en bonne santé” est toujours là, au milieu de la place Dachert, accompagnée d’aucun geste explicatif. » Le documentaire co-produit par France 3 relancera peut-être un travail sur cette page mal tournée de l’histoire de Strasbourg.
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