Le Conseil européen de la recherche n’octroie pas facilement ses bourses : sur 4 016 candidatures en 2021, 397 jeunes scientifiques ont été retenus en Europe, dont 53 en France et deux à Strasbourg. Marco Rocca, chercheur en droit du travail au CNRS, basé au laboratoire Dres (Droit, religion, entreprise et société) avec l’Université de Strasbourg, en fait partie. Il va recevoir 1,4 million d’euros pour étoffer ses recherches dans le domaine des migrations liées au travail.
Rue89 Strasbourg : Comment avez-vous convaincu le jury de financer ces recherches ?
Marco Rocca : Au départ, je n’avais pas beaucoup d’espoir. Il faut savoir que les bourses financent beaucoup plus les sciences dures, qui ont souvent besoin d’équipements importants, que les sciences sociales. Le CNRS obtient régulièrement des financements pour les projets techniques, beaucoup moins dans mon domaine. Mais j’étais dans ma septième année après mon doctorat, la dernière année pour présenter cette bourse destinée aux jeunes chercheurs donc je me suis dégagé de tout engagement pendant un mois afin de présenter un dossier.
Cinq minutes pour cinq ans
Je suis spécialisé sur les droits attachés aux travailleurs détachés, donc j’ai présenté une extension d’un domaine que je connais bien, avec un volet transdisciplinaire et mon cursus international… Lorsque j’ai passé la première sélection, j’ai à nouveau tout laissé pendant un mois pour préparer l’entretien, qui est très calibré : cinq minutes de présentation et deux diapositives seulement… pour un projet qui doit durer cinq ans.
Comment occuperez-vous dès lors vos prochaines années ?
Je travaille sur l’hypothèse qu’il y a une décorrélation entre les droits prévus pour les travailleurs temporaires, qu’ils soient détachés ou migrants, et la réalité de leurs situations administratives et sociales. Pour le dire simplement, les travailleurs migrants doivent vivre avec des droits précaires, alors qu’ils remplissent parfois tous les critères d’une installation durable. Dans certains pays et certains secteurs (comme la construction ou l’agriculture) il peut y avoir jusqu’à 20% des travailleurs qui n’accèderaient pas au marché du travail d’un pays déterminé…
« Les réalités ne conviennent pas toujours aux gouvernements »
La difficulté dans ce domaine vient surtout des données, qui sont souvent parcellaires, cachées ou inexistantes car les réalités qu’elles décrivent ne conviennent pas forcément aux gouvernements en place. La bourse européenne va me permettre d’embaucher des chercheuses et des chercheurs (2 doctorants et 2 post-doc) pour trouver ou produire ces données. Nous allons produire du droit « empirique », à partir de recherches statistiques et économiques.Ce sera une entreprise pluridisciplinaire, ce qui n’a jamais été faite auparavant.
Quels sont les impacts attendus de ces recherches ?
En tant que chercheur, on espère toujours avoir un impact, c’est l’objectif des recherches en sciences humaines et sociales. Je ne suis pas là pour imposer ma vision de la société, je dois me conformer aux données. Mais on a pu constater, lors des premiers temps du Covid, que des dérogations avaient été accordées aux igrations temporaires liées au travail, alors que toutes les frontières s’étaient refermées pour limiter la propagation du virus. On aurait pu penser que ce serait l’inverse, mais c’était bien la preuve que ces travailleurs temporaires sont structurels aux marchés européens du travail… et que malgré les tensions politiques sur les frontières, les justifications liées aux besoins en main d’œuvre prennent le dessus. Le problème, c’est que ça produit des droits différenciés, moins bons pour être clair, et c’est ce qu’on va étudier. Il y a une propension à créer des migrants temporaires, sans pour autant vouloir les identifier. Mon objectif est de produire des publications, et en particulier un livre, qui démontrera l’ampleur du déni d’existence auquel sont confrontées ces personnes… J’espère donc que ces recherches permettront d’éclairer les décideurs sur cette question.
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