Entre une bouffée de cigarette et une lampée de lait végétal, Capucine (il s’agit d’un nom d’emprunt) se souvient : « Depuis que j’ai 14 ans, je savais que je voulais faire ça. Pour moi, c’était une sorte de vie idéale, un peu rebelle. C’était évident d’y penser et d’y réfléchir, de me demander si j’arriverais à le faire. »
En 2018, elle quitte la région parisienne pour poursuivre ses études à Strasbourg. Et depuis un an, elle a des rapports sexuels tarifés avec des hommes. Il est très difficile de quantifier l’ampleur de la prostitution étudiante. Des questionnaires anonymes entre 2011 et 2013 avaient abouti à estimer entre 2 à 4% la proportion d’étudiants concernés. Et la précarité étudiante récemment aggravée par la pandémie de Covid 19 a potentiellement amplifié le phénomène. Selon l’INSEE, près de 20% des étudiants vivent sous le seuil de pauvreté.
De 250 à 400 euros le rendez-vous
Pour se lancer, Capucine s’est inscrite sur un site internet dont elle a entendu parler dans le milieu étudiant. Elle y vend ses culottes mais aussi des photos et des vidéos intimes d’elle. Pour l’étudiante de 21 ans, cette expérience provoque une première prise de conscience :
« Je me suis rendu compte que je n’avais aucun problème à montrer mon corps et que des inconnus étaient contents de le voir. Ça m’a même donné un regain de confiance en mon corps, au pouvoir qu’il me confère. »
Mais l’aspect financier n’est pas à négliger pour la jeune femme. Elle l’assume :
« Quand j’ai commencé, l’été arrivait et je voulais gagner de l’argent, sans avoir de jobs étudiants classiques car ils me mettaient dans une angoisse terrible. Je m’occupais d’enfants, et ça me demandait beaucoup d’énergie, c’était une trop grosse responsabilité. »
Alors, la jeune femme postule dans la restauration et la vente, des candidatures qui restent sans réponse faute d’expérience. « C’est dur de trouver un travail. Être prostituée a été finalement plus simple car je suis ma patronne, je suis maîtresse de tout », ajoute-elle. Via le site internet, Capucine peut gérer ses rencontres, les lieux, les tarifs et les horaires pour qu’ils soient compatibles avec ses horaires de cours. Elle gagne entre 250 et 400 euros par rendez-vous. Des tarifs qu’elle fixe en fonction des prix des autres travailleuses du sexe à Strasbourg mais aussi en négociant avec ses clients.
Reprendre le pouvoir dans la rue…
Pour la jeune femme, ces expériences lui permettent de désamorcer les regards d’hommes qu’elle croise dans la rue et qui l’effrayaient auparavant. Elle explique se sentir plus apaisée dans l’espace public :
« J’arrivais à mieux cerner le regard des hommes sur moi et je n’avais plus peur. C’était comme si je les connaissais. Par exemple, j’ai compris que mes jambes ont un pouvoir. C’est donc devenu simple de décrypter ce qu’il se passe dans la rue. C’est comme si mon secret me permettait de mieux comprendre ce qu’il se passe dans la tête des hommes attirés par des jeunes femmes qui marchent dans la rue. »
Capucine contacte ses potentiels clients sur un site de rencontre qui propose de mettre en relation des « hommes fortunés » avec des « femmes attirantes ». Un site fier de comptabiliser 40 millions d’inscrits à travers le monde et qui tire profit des abonnements payés par les hommes sur le site. En s’abonnant, ils peuvent ainsi envoyer des messages privés aux filles inscrites.
Après la prise de contact sur internet, l’étudiante rencontre ses clients – âgés de quarante à cinquante ans, de passage à Strasbourg ou Alsaciens – dans un lieu public, autour d’un verre. Elle les retrouve ensuite à l’hôtel, lors d’un second rendez-vous.
La jeune femme rit, gênée, et raconte comment elle s’est sentie après son premier rendez-vous :
« Ce qui m’a choqué avec cette première fois, c’est que je me sentais tellement… normale, après. J’étais sûre que j’allais pleurer sous ma douche en rentrant. Mais je suis simplement allée boire un coup avec une amie. »
… et dans son intimité
Interrogée sur le sentiment qu’elle a d’elle depuis qu’elle se prostitue, Capucine prend le temps avant de répondre, réfléchit en regardant le plafond de son appartement strasbourgeois, puis développe :
« Le rapport à mon corps a été catastrophique pendant mon adolescence, avec des relations sexuelles qui se sont très mal passées. Quand j’ai commencé [la prostitution], j’ai mieux compris ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas. Ça m’a permis de mieux me placer dans ma vie personnelle, de réussir à dire non quand je n’en ai pas envie. Alors qu’avant, c’était toujours un peu flou, c’était compliqué de savoir si j’en avais envie ou pas. »
Elle explique que se prostituer lui a également permis de s’assumer telle qu’elle est. Pendant les rendez-vous, elle ne crée pas de personnage. Par exemple, elle ne s’épile pas et n’a jamais eu envie de le faire :
« Ça n’a jamais posé de problème. J’ai compris que je pouvais être bien avec mon corps, que les clients s’en fichaient. Ils sont même contents que je me sente bien comme ça. J’ai réalisé que j’avais imposé des barrières à mon corps, mais qu’en choisissant de s’en libérer, les gens ne sont pas si fermés que ça. »
Mais la prostitution à partir des sites de rencontre – aussi appelée « escorting » – est différente de celle qui se pratique dans la rue. Les femmes, majoritaires, y sont plus vulnérables face aux clients et sont souvent victimes de traite humaine, de réseaux de proxénétisme structurés à Strasbourg. Capucine, elle, avoue n’avoir jamais été confrontée à des situations dangereuses lors de ses rendez-vous. En tchattant au préalable sur internet, la jeune femme peut « filtrer » et refuser de rencontrer des clients « irrespectueux » :
« Certains peuvent être paternalisants parce que, pour eux, il y a un déséquilibre de genre, d’âge et de position sociale entre nous. Par exemple, il peut y avoir des remarques sexistes et un rapport de pouvoir qu’ils essaient de mettre en place. Je ne donne pas suite, car je veux être dans un rapport d’échange et de partage. »
Lutter contre l’isolement
Même si elle garde son activité secrète, l’étudiante se sent accompagnée. Elle peut se confier à sa meilleure amie, également étudiante et travailleuse du sexe. Elle propose des shows en webcam et a des relations sexuelles tarifées avec des hommes rencontrés sur le même site qu’utilise Capucine. « C’est rassurant, car je peux lui envoyer l’adresse de l’hôtel », confie-t-elle.
Quant à sa famille, seule sa mère est au courant de son activité. Même si mère et fille sont très proches, la mère de Capucine ne comprend pas pourquoi elle se prostitue. « Pour elle, c’est un métier bas, sale, voire antiféministe », avoue-t-elle. Selon l’étudiante, sa mère est déçue d’elle, mais pour Capucine, ce sentiment n’a pas lieu d’être :
« Je n’ai pas raté ma vie, j’en suis qu’au début. Et ce moment-là de ma vie aura juste participé à ce que je ferai plus tard, ça m’aura aidé financièrement. »
La jeune femme regrette que la prostitution soit condamnée moralement, souvent associée à une exploitation du corps des femmes :
« Le travail du sexe est toujours ramené à des histoires sordides. Il faut arrêter d’infantiliser les personnes qui font ça et qui sont jeunes. Pour certaines et pour moi, c’est un choix. Je continue à faire mon travail, un travail qui ne me détruit pas et qui, au contraire, me permet d’avancer dans mes problématiques, ma sexualité et l’émancipation de mon corps. »
Après ses études, Capucine aimerait voir des clients plus régulièrement, se déclarer en tant qu’auto-entrepreneuse « pour cotiser pour la retraite » et déclarer ses revenus.
« Jouer avec les codes sociétaux pour reprendre le contrôle sur mon identité »
Entre 2018 et 2020, Estéban (le prénom a été modifié) a étudié à Strasbourg et c’est dans la capitale alsacienne que l’étudiant a commencé à apprendre les rouages du travail du sexe. Il enchaînait les histoires d’un soir avec des inconnus :
« J’allais chez des gens que j’avais rencontrés sur des applications de rencontre classiques sans les avoir vus avant. C’était gratuit, mais je couchais avec eux alors qu’ils ne me plaisaient pas tant que ça. Alors je me suis dit, autant être payé. »
Avec ses rencontres, Estéban découvre sa sexualité et son corps. Mais il n’ose pas avoir de rapports sexuels tarifés, parce qu’en arrivant à Strasbourg ses questionnements sur son identité se sont intensifiés :
« En tant que personne queer, les discriminations commencent très tôt. Mon corps et mon identité ont toujours été ramenés à ma sexualité. Par exemple, dès la 6e, on a pu me dire “fais attention, tu as du sperme sur le coin de la bouche”. Les blagues tournent toujours autour de pratiques sexuelles supposées. »
Après deux années de réflexion et de découverte de sa sexualité à Strasbourg, il décide de franchir le pas à l’étranger. Vendre son corps devient un moyen de déjouer les injonctions à l’hétérosexualité mais aussi à la sexualisation qu’il subit très tôt. Pour Estéban, cette pratique lui permet de reprendre le pouvoir sur son identité de genre :
« C’est une forme d’émancipation de soi, une manière de s’affranchir de cette boîte dans laquelle on nous met. Certes, on me sexualise. Eh bien, désormais j’utilise cette sexualisation à profit. Et c’est une manière d’utiliser les codes, d’en jouer pour ensuite reprendre le contrôle sur mon corps et mon identité. »
Un travail « comme un autre »
Installé à Marseille depuis septembre 2021 pour la poursuite de ses études, l’étudiant explique qu’il ne se prostitue pas par « besoin financier vital », il considère tout de même sa pratique comme un travail :
« Ça ne correspond pas à tout le monde, mais pour moi, c’est une manière intéressante de se faire de l’argent. Il y a des gens qui vont critiquer le fait de vendre son corps, mais j’ai envie de répondre : quand je suis serveur ou que je travaille à l’usine, c’est pareil, le corps est assujetti contre de l’argent. »
Pour effectuer son travail au mieux, il doit réussir à dissocier l’acte sexuel de son plaisir. Il détaille :
« Il faut réussir à trouver ce juste milieu entre la prise de plaisir et l’acte sexuel en lui-même. Il faut bien-sûr une certaine envie d’exercer ce métier, mais comme tous les jobs étudiants, je ne vais jamais te dire que j’avais envie d’aller faire la plonge. C’est toujours un entre-deux. »
Estéban n’est pourtant pas parvenu à parler de son activité à sa famille. Il craint leur réaction :
« Même s’ils sont ouverts, je ne suis pas sûr qu’ils soient prêts à le savoir, car ce sont des sujets sensibles et tabous. Par contre, je leur parle souvent du droit des travailleurs du sexe. Même s’ils se doutent que c’est quelque chose de présent dans ma vie, ils ne savent pas à quel point. »
Son « job étudiant » a en tout cas permis à Estéban de comprendre et d’assumer qui il est. Désormais, il se dit prêt à rencontrer de nouveaux clients quand il reviendra à Strasbourg.
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