Une rock star à Sciences Po Strasbourg ? Les tonnerres d’applaudissements qui s’échappent du plus grand amphithéâtre de l’Institut d’études politiques (IEP) ce lundi 23 octobre le laissaient penser. D’ailleurs, les places se sont arrachées en quelques minutes. Mais celui qui déchaîne les foules n’est ni chanteur, ni guitariste, mais président de la Commission européenne au deux tiers de son mandat.
Devant plus de 200 étudiants, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker a évoqué le futur de l’Union européenne (UE). Après avoir exposé sa vision pendant 45 minutes, il a répondu aux questions des étudiants, un quart d’heure durant. Mais Jean-Claude Juncker ne se rendait pas en terrain neutre. Catherine Amy, chargée de communication de l’établissement, explique :
« Sciences Po Strasbourg est une formation tournée vers l’Europe et l’international. Une de nos filières de 4e année est consacrée aux études européennes et internationales. De nombreux cours et options portent sur ces thématiques, tout au long du cursus. Aussi l’institut et ses étudiants témoignent d’un vif intérêt pour tout ce qui a trait aux questions européennes. »
Floriane, une étudiante en deuxième année à l’IEP, l’admet facilement :
« Ce genre de cours nous influence positivement sur l’idée de l’UE, sur son rôle, même s’ils nous font aussi prendre conscience de ses petits défauts. »
Ainsi, face à un parterre en majorité « euro-enthousiaste », Jean-Claude Juncker ne risquait pas d’être mis en trop grande difficulté. Ses mots, en guise d’ouverture de la conférence, donnent à penser qu’il en était bien conscient :
« Je vous aime non pas parce que pourriez être un instrument de propagande pour l’Europe, mais parce que vous réfléchissez aux sujets européens d’importance. »
« Grosse machine à la botte du capital »
Place de l’Europe dans le monde (« Nous sommes tout petits, et le resteront »), Europe sociale (« l’enfant pauvre de l’Europe »), emploi dans l’UE (« J’ai proposé la mise en place d’une autorité d’une autorité du travail, comme existe une autorité bancaire, car il ne faut pas s’adonner aux seules considérations économico-financières ») , politique commerciale de l’UE (« J’en ai marre de donner l’impression que nous négocions dans le noir, derrière des rideaux tirés »), Jean-Claude Juncker a détaillé ses priorités et les grandes lignes de son action, animé par la volonté de rappeler que l’Europe n’est pas « une grosse machine à la botte du grand capital » et d’apparaître sous son meilleur jour.
Pour lui, l’auditoire était parfait : silence religieux pendant ses tirades, rires marqués à chaque boutade, Jean-Claude Juncker était en confiance. L’homme sait que l’humour fonctionne, et ses blagues, qui n’amusent plus la bulle bruxelloise tant elles ont été entendues, ont convaincu à Strasbourg. Ainsi, évoquant le « plan d’investissement pour l’Europe » qui existe depuis 2015, il a insisté sur cette appellation technique qui n’est, selon lui, utilisée que depuis que le succès (relatif) du plan. Avant, ce dernier n’était que désigné par un surnom permettant de désigner un responsable : le « plan Juncker ». Une anecdote qu’il raconte très régulièrement. Marie, en deuxième année, sourit :
« Ce que je retiendrai de cette conférence ? C’est que Jean-Claude Juncker est drôle ! L’humour aide à faire passer les messages. »
Mais ses messages, le président de la Commission a tendance à les faire passer à ceux qui les connaissent déjà, ou qui ont envie de les entendre. En cours ou entre eux, les étudiants de l’IEP de Strasbourg discutent de ce futur de l’UE tellement remise en cause depuis sa gestion incertaine de la crise des réfugiés ou le vote en faveur du Brexit, outre-Manche. Yoann Jacquet, étudiant en 4e année, expose :
« Pour donner de la visibilité aux institutions européennes, Jean-Claude Juncker n’a pas forcément choisi le meilleur endroit. Les étudiants ici sont informés et vont voter aux élections nationales comme européennes. »
Pourtant, selon Alexis Vahlas, enseignant à l’IEP depuis 2000, qui déclare avoir vu en Jean-Claude Juncker « un animal politique », l’attachement à l’UE des étudiants s’effrite au fil des rentrées :
« J’ai l’impression que dans l’amphithéâtre, mes auditeurs ne sont pas aussi pro-UE maintenant qu’il y a quelques années. Avant, tous ou presque étaient des euro-béats, aujourd’hui les eurosceptiques font de plus en plus part de leurs idées. »
Parmi eux, Maxime, étudiant à l’IEP et adhérent au mouvement « Les Patriotes », emmené par Florian Philippot. Il a écouté le président de la Commission mais est loin d’être convaincu par son discours :
« Le problème de l’UE, c’est qu’il s’agit d’un instrument qui cherche à enlever leur souveraineté aux Etats, au profit de la Commission. Sur certains points, je rejoins les idées de Jean-Claude Juncker : je suis pour le principe d’une sécurité collective, je pense qu’il faut trouver des accords en matière de taxation des géants de l’Internet et je trouve qu’Erasmus, c’est très bien. Mais tout cela peut exister dans le cadre de la coopération entre États, pas sous la houlette de la Commission. »
Côté Commission, on explique qu’en territoire acquis aux idées pro-européennes ou ailleurs, l’important est de s’adresser aux jeunes. Un porte-parole de l’institut explique :
« Le président saisit l’occasion de s’exprimer aux citoyens à chaque fois qu’il le peut – et notamment aux jeunes. Pour lui, les étudiants et les jeunes sont le public clef lorsqu’on parle du futur de l’Europe parce qu’il s’agit de l’Europe dans laquelle ils vont vivre et à laquelle ils donneront forme dans les décennies à venir. Le futur de l’UE ne peut pas se construire sans les jeunes et sans s’attaquer à leurs inquiétudes à propos de l’Europe. A elle de les écouter. C’est cela que le président Juncker essaie de faire en permanence. »
Questions inconnues mais réponses formatées
Dix jours avant sa conférence strasbourgeoise, Jean-Claude Juncker avait déjà rencontré des étudiants, à Esch-sur-Alzette au Luxembourg. En décembre 2016, il s’était essayé à l’exercice à l’Université de Maastricht, puis en février 2017 à l’Université Catholique de Louvain. Charles de Marcilly, directeur de la branche bruxelloise de la Fondation Robert-Schuman, traduit :
« Jean-Claude Juncker a besoin de pouvoir convaincre l’électorat d’aujourd’hui et de demain. Il a besoin d’expliquer son action et de se défendre, car l’UE – et particulièrement la Commission – est cible de beaucoup d’attaques. Mais le problème de ce genre d’exercices est que même si les questions ne sont pas connues à l’avance, les réponses, elles, sont formatées. »
Ainsi, interrogé à Strasbourg par un étudiant sur la signature du Ceta, le traité de libre-échange avec le Canada, Jean-Claude Juncker en a profité pour dérouler l’agenda européen en matière de politique commerciale, sans s’attarder sur les craintes que de tels accords peuvent susciter.
Amélie, forte d’une expérience en stage auprès d’un député au Parlement européen pendant l’été, avait pour sa part concocté une question relative au « Progressive caucus », une plateforme qui rassemble plusieurs députés qui ne partagent pas exactement les idées de Jean-Claude Juncker en matière de futur de l’Europe. L’étudiante ressort un peu déçue :
« J’ai apprécié le fait qu’il ne lise pas ses notes, que son discours ne semble pas trop préparé. Mais de là à dire qu’il a été totalement sincère, il y a de la marge. »
Et Sophie Martiné, qui dirige Sciences Po Forum, l’association étudiante qui a organisé la conférence, de conclure :
« Sur le fond, je n’ai pas été franchement marquée, mais sur la forme, Jean-Claude Juncker est un conférencier hors-pair. Je suis impressionnée par sa capacité à mener l’auditoire. »
Peut-être est-ce là, aussi et surtout, la qualité première d’un président de Commission en représentation auprès de jeunes citoyens.
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