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Étudiants étrangers: un visa pour l’un et pas pour l’autre

En avril 2015, Aïcha reçoit une lettre de la préfecture. Objet du courrier : obligation de quitter le territoire français (OQTF). Pour la jeune marocaine, c’est le début d’un combat assez rude dont Rajeb, un étudiant dans le même cas, vient tout juste de sortir. Sur les deux demandes de carte de séjour, une seule a été délivrée.

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Étudiants étrangers: un visa pour l’un et pas pour l’autre

Aïcha, une jeune marocaine étudiant à l'EM de Strasbourg, risque l'expulsion depuis plusieurs mois.
Aïcha, une jeune marocaine étudiant à l’EM de Strasbourg, risque l’expulsion depuis plusieurs mois. (Photo Nadège El-Ghomari/Rue89 Strasbourg)

Il y a plus d’un an, Rajeb Hamed, tunisien venu étudier les Lettres à l’Université de Strasbourg, a reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Il avait pourtant entamé son cursus depuis plus de trois ans. En juillet 2015, tout juste diplômé d’une licence, il obtient finalement gain de cause après un an et demi d’incertitude grâce à un soutien de plusieurs associations, de l’Université et du député Philippe Bies (PS).

Pour la préfecture, la mobilisation n’a pas accéléré les choses et le préfet (qui depuis a changé, Stéphane Bouillon étant remplacé par Stéphane Fratacci le 1er août) a usé de son pouvoir discrétionnaire au regard des circonstances : Rajeb a dû subir deux opérations pendant son cursus étalé sur cinq ans et il s’occupe de son père, également souffrant.

Une bienveillance qui n’est pas accordée à « Aïcha », un pseudonyme qu’elle se donne, sous la menace d’une expulsion depuis avril 2015. Pour la première fois, elle accepte de s’exprimer à un média. Rue89 Strasbourg vous raconte son histoire.

Aïcha, le ticket perdant

Aïcha doit depuis plusieurs mois vivre sous couvert d’anonymat dans la peur permanente que l’on vienne l’arrêter. Elle nous a donné rendez-vous à l’arrière d’un café peu fréquenté. Un peu nerveuse, elle cherche à tout prix la discrétion. Elle ne veut pas s’exposer.

Arrivée en France à la rentrée 2014, elle débute un bachelor « Jeune Entrepreneur », un cursus de trois ans à l’École de Management de Strasbourg. Après avoir été prise sur dossier, Aïcha doit passer un entretien en septembre. Les cours commencent le mois suivant et le timing est trop court pour demander un visa français :

“Quand j’ai reçu l’OQTF, la préfecture expliquait que la décision avait été prise parce que je n’avais pas un visa français mais belge. Le problème c’est que quand j’ai appris mon admission, je n’ai pas eu le temps de retourner au Maroc faire mon visa. J’ai fait une demande de titre de séjour à mon arrivée, mais elle a été refusée.”

La préfecture répond que le parcours d’Aïcha est alors considéré comme « instable », car elle ne s’est pas inscrite immédiatement dans son cursus d’ingénieur en électromécanique lors son arrivée en Belgique il y a cinq ans. Le fait qu’elle ait validé sa première année ne change pas sa situation. Chaque année, ce sont 4 000 titres de séjour qui sont attribués par la préfecture Bas-Rhin.

Pour Pascal Maillard, secrétaire académique du syndicat d’enseignants-chercheurs Snesup et professeur de littérature, Aïcha a autant le droit que Rajeb, d’obtenir un visa étudiant.  Il met en avant son parcours scolaire : un bac avec mention, une classe préparatoire au Maroc et un cursus d’école d’ingénieur en Belgique. Son inscription à l’EM de Strasbourg lui a coûté 1 600 euros pour la première année.

Quand le titre de séjour est attribué à Rajeb, Aïcha ne comprend pas. Certes, Rajeb est dans une situation délicate, mais fragile, Aïcha l’est aussi depuis son OQTF. Sous anxiolytique, elle multiplie les crises d’angoisse et voit un psychiatre. Elle dit souffrir de manque de sommeil, de stress, et éprouve un sentiment d’injustice… Elle a du mal à exprimer entre deux gorgées de soda :

“Il y a d’abord eu le choc. Puis le déni, la colère, l’incompréhension, la dépression… Le premier jour je ne pouvais pas parler. Puis j’ai écrit une lettre à mon avocat qui m’a conseillée de contacter des associations.”

Une lutte de chaque instant

Comme ils l’ont fait pour Rajeb, le président de l’Université, certains professeurs ainsi que la “Cellule de veille et d’alerte” composée de plusieurs syndicats*, soutiennent Aïcha. Parfois, des étudiants de sa promotion lui rendent visite :

“Ils essaient de me sortir de ma solitude. Il nous arrive de faire des soirées cinéma, de sortir un peu ou alors on reste chez moi. Et ça me rassure de savoir qu’il y a des gens derrière moi.”

Seule, elle ne l’est pas c’est certain. Pascal Maillard n’hésite pas à souligner que l’étudiante est sous leur protection symbolique et physique :

“Ça veut dire que s’il devait y avoir une tentative d’arrestation, on ne resterait pas inerte, mais en toute légalité bien sûr. Et ça fera beaucoup de bruit.”

Aïcha reste humble et positive. Elle ne dit pas tout de suite que son cadre de vie est précaire, à la limite du supportable. Pour l’enseignant chercheur, il y a un “décalage entre la qualité du projet professionnel d’Aïcha et les conditions de vie auxquelles elle est contrainte.” Confinée, elle sort rarement de son studio de 12m², sans lumière, situé au rez-de-chaussée. Un aspect qui pèse un peu plus sur son moral :

“Je ne peux pas changer d’appartement puisque sans visa, je ne suis pas en situation régulière et si je veux un autre logement, on me demandera forcément des papiers d’identité.”

OQTF : une question de quota ?

Au-delà des consignes du ministère de l’Intérieur, Pascal Maillard pense que les quotas de reconduite à la frontière peuvent être un facteur du refus de la préfecture à délivrer un deuxième titre de séjour :

“C’est inadmissible de couper la poire en deux comme si une question humaine pouvait se régler par une question de quota. Il faut savoir qu’un préfet peut gagner jusqu’à 66 000 euros de prime par an.”

En 2010, Le Parisien révélait en effet que des préfets recevraient des primes en fonction de leurs résultats, dans la discrétion la plus totale. Pour toucher cette dite « superprime » instaurée sous le gouvernement Sarkozy, les hauts-fonctionnaires auraient des objectifs à atteindre en terme de sécurité publique, de sécurité routière et d’aide à l’emploi, mais aussi selon un critère de performance lié à la reconduite aux frontières.

Première année où tous les titres de séjour ne sont pas délivrés

Cette année, la situation d’Aïcha est exceptionnelle puisque les années précédentes, le professeur de Lettres explique avoir toujours obtenu les titres de séjour demandés :

“En 2012-2013, six cartes de séjour ont été délivrées, en 2013-2014 on en a obtenu cinq. Et cette année, il n’y a plus de dialogue. Pour les années 2014-2015, nous avions convenu avec la préfecture de faire des réunions pendant lesquelles on pourrait discuter des cas des étudiants étrangers. Après le rassemblement devant la préfecture en juillet, le secrétaire général nous a reçu pour la première fois. On a eu beau envoyer une dizaine de messages, ils sont restés sans réponse jusque-là.”

Des mobilisations sont encore prévues à la rentrée 2015 et une pétition va être créée plus spécifiquement pour le cas d’Aïcha. Pascal Maillard espère d’ailleurs obtenir un soutien local et national. En attendant Aïcha s’est réinscrite pour l’année scolaire qui redémarre en septembre et elle croit en ses ambitions. Passionnée, elle se détend en racontant son envie de décrocher son bachelor pour ouvrir des auberges de jeunesse au Maroc :

“Il y a beaucoup d’hôtels pour les familles, pour les longs séjours, les vacanciers. Mais il y a vraiment très peu d’auberges de jeunesse ou d’endroits du genre pour les plus petits séjours, les voyageurs ou les globe-trotteurs.”

Finalement, quand on lui demande ce qu’elle attend de la suite, Aïcha sourit timidement : “Il faut garder la foi.”

*UDEES (Union des Étudiants Étrangers de Strasbourg), UNEF, AFGES, Sud Éducation Alsace, SES-CGT, SNTRS-CGT, SNESUP-FSU, SNCS-FSU, SNASUB-FSU, SNPREES-FO 67, Sgen-CFDT

Aller plus loin

Sur Rue89 Strasbourg : Strasbourg aime ses étudiants étrangers, la préfecture un peu moins (en 2012)


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