« C’est un drôle de métier, directeur d’un théâtre fermé. » Avec ironie, Matthieu Cruciani évoque la situation qu’il vit depuis près d’un an. La Comédie de Colmar qu’il codirige avec Émilie Capliez est, comme tous les théâtres de France, fermé depuis le premier confinement, malgré une timide reprise au début de l’automne.
Dans les salles désormais secrètes, les professionnels du spectacle vivant luttent ensemble pour ne pas se laisser gagner par le froid. Le metteur en scène :
« Je ne trouve pas que ce soit une crise très inspirante. Elle enlève les rapports humains, elle nous met dans des routines, elle nous mécanise. »
Cette mécanique, c’est notamment celle d’une quête de réponses, semaine après semaine. Privées de balises, les structures naviguent à vue.
Le flottement d’une reprise qui ne s’annonce pas
Depuis la déception de la réouverture annulée mi-décembre, le gouvernement ne semble pas vouloir donner un horizon clair. Dans chaque prise de parole du Premier ministre, les indices se limitent à de vagues considérations sur les potentielles évolutions de la crise sanitaire. Ce brouillard du calendrier est une des principales causes d’épuisement et d’anxiété des professionnels de la culture.
Renaud Herbin, le directeur du TJP Centre Dramatique National Strasbourg-Grand Est, détaille :
« On nous demande de faire et de défaire des hypothèses sans cesse. C’est très chronophage. Ça demande des heures et des heures de travail pour accoucher de quelque chose qui n’est déjà parfois plus d’actualité. Le moral en prend un coup. »
Ces rebondissements usent d’autant plus qu’ils épuisent des forces dont les théâtres auront besoin pour gérer leur réouverture, quand le temps viendra.
Ce sentiment est largement partagé. Pauline Meyer, chargée de communication du Point d’Eau, théâtre d’Ostwald, témoigne de cette angoisse :
« Nous avons commencé à parler d’une réouverture en mars dès le mois de janvier… mais depuis la situation a encore évolué. Nous n’avons même pas un mois de visibilité. »
Le Théâtre National de Strasbourg (TNS), plutôt que d’espérer une reprise rapide, a décidé de se fixer un horizon plus lointain, envisageant de ne pouvoir rouvrir qu’en mai. Bertrand Salanon, directeur délégué artistique du lieu, reste d’ailleurs prudent sur cette projection :
« La grande incertitude, c’est au fond : qu’avons-nous à reporter ? Quand est-ce que ça va s’arrêter ? Nous pourrions ne pas rouvrir avant juin ou juillet. »
Mais cela lui semble préférable à cette tension permanente qui force à rester sur le qui-vive :
« L’expérience nous a montré qu’on doit se donner des cadres. Il est nécessaire que nous puissions nous fabriquer notre propre horizon. »
Ce flou de l’avenir semble être le facteur d’inquiétude le plus mordant. Il met en péril les programmations, mais aussi les projets des artistes, qui ne peuvent plus planifier leur déploiement.
Le sentiment d’abandon se fait de plus en plus pointu
Cette fermeture des lieux de culture fait débat, notamment autour de la notion d’activités essentielles. C’est avec une amertume généralisée que les acteurs culturels se sont vu apposer l’étiquette « non essentiels » qui les oblige à rester fermés, là où d’autres secteurs d’activité, comme les lieux de culte, ont pu bénéficier de réouvertures. Si la nécessité de limiter les contacts pour ralentir la propagation de l’épidémie est saluée, les choix et les priorités effectués par le gouvernement provoquent la colère d’un bon nombre de responsables.
Bertrand Salanon souligne qu’avec « les grands centres commerciaux remplis de monde, il y a un paradoxe, voire une incohérence. C’est vrai que nous avons parfois l’impression qu’il y a deux poids, deux mesures. » Il rejoint également la voix des professionnels affirmant que les théâtres sont bien plus sûrs en termes de distanciation et de gestes barrières que n’importe quel magasin :
« Ce qui est incompréhensible c’est que nous soyons l’objet de fermetures alors que nous sommes des lieux qui, de par leur nature, sont des lieux capables de maîtriser les flux de personnes. »
Alain Perroux, directeur de l’Opéra National du Rhin, note l’ambivalence de laisser autorisés des rassemblements religieux, assimilables sanitairement aux événements artistiques :
« Aujourd’hui je ne vois pas ce qui différencie, du point de vue de l’accueil, des tailles de salle et des conditions sanitaires, les lieux de culture et les lieux de culte. »
Le traitement de faveur dont semblent bénéficier certains secteurs suscite l’incompréhension. Pour Renaud Herbin, « il s’agit d’une volonté politique qui nie notre rôle au sein et au service de la société. » Le mot n’est jamais prononcé, mais il plane sur cette indignation : le sacrifice de la culture au profit de secteurs peut-être plus risqués, mais aussi plus importants aux yeux du gouvernement.
La solution du collectif pour continuer à faire corps
Face à cet état de fait morose, les théâtres misent tout sur le collectif. Les équipes font bloc, notamment en s’accordant des temps hebdomadaires de réunions en présentiel. Les théâtres ont massivement fait appel aux artistes pour réinvestir leurs espaces. Les accueils de résidences sont devenus la norme, et bien qu’aucun spectateur n’entre plus dans les bâtiments, ces derniers fourmillent d’activité.
« Nous avons beaucoup travaillé à convertir ce qui était des temps d’exploitation en temps de répétition pour des projets en cours ou à venir » explique Bertrand Salanon. Le TNS accueille de nombreux techniciens, qui ont été remobilisés pour accompagner des artistes.
Car les théâtres n’ont pas purement et simplement mis à l’arrêt toute leur mécanique. Les promesses d’embauche sont tenues, les commandes sont honorées. Les spectacles annulés et reportés se voient dédommagés par un coût de dédit, qui permet aux artistes d’amortir le choc. « Nous avons intégré une clause d’annulation dans les contrats, afin de sécuriser les compagnies. » explique Olivier Chapelet, directeur du Théâtre Actuel et Public de Strasbourg. Cette solidarité fait écho à la nature collective des arts de la scène.
Les créations qui ne peuvent pas se jouer en public se reportent parfois en vidéo. C’est le choix de l’Opéra National du Rhin, qui a fait face à l’annulation de ses spectacles par des captations, diffusées en ligne et sur les télévisions régionales. Alain Perroux détaille :
« Pour nous, ces captations permettent d’aller au bout d’un processus créatif. Elles nous permettent de diffuser. D’abord à notre public habituel, pour maintenir le lien. Mais cela peut aussi nous permettre de toucher un public nouveau. Avoir ces captations en ligne de mire motive les équipes. Il est important pour leur bien-être qu’elles puissent travailler malgré tout. »
La création semble être actuellement tout ce qui maintient un certain nombre de professionnels dans un optimisme prudent. Le pire qui pourrait advenir serait le désœuvrement. C’est un constat que partage Renaud Herbin, nuancé par un doute existentiel sur le cœur même de son activité :
« C’est un épuisement qui est général. Ce qui nous tient, c’est que nous servons à la création. Même si cela pose des questions sur le pourquoi, pourquoi créer si nous ne pouvons pas rencontrer le public ? »
L’engorgement des chaînes de diffusion menace d’inonder les planches
Maintenir l’activité artistique participe bien à garder le moral, mais les conséquences se font sentir sur les programmations. Un embouteillage se forme aux portes des prochaines saisons culturelles. Les spectacles créés avant la pandémie et ceux développés pendant les résidences ne peuvent pas être annulés. Il faut donc les reporter. Seulement, beaucoup de créneaux sont déjà réservés des années à l’avance. En résulte une difficulté à réorganiser ces spectacles, que ce soit en termes de place mais aussi de cohérence.
Barbara Engelhardt, directrice du Maillon, a vu arriver cette problématique de façon inéluctable :
« La question des reports s’est posée assez rapidement pour nous. Nous avions deux grands temps forts, dès mai et juin 2020. C’était le début de l’effet boule de neige qui fait qu’aujourd’hui, on croule sous cette avalanche de reports. »
Puisque les artistes ne se sont pas arrêtés de créer et que les projets n’ont pas été mis au placard, il faut trouver la meilleure manière de relâcher cette pression. « Il y a des spectacles qui veulent être vus, » affirme-t-elle.
En résulte un risque de trop plein, de fouillis, note Barbara Engelhardt :
« C’est tout le casse-tête d’une programmatrice de théâtre de ne pas perdre de vue le sens d’une programmation. Les saisons risquent de devenir une sorte de fourre-tout et il faut trouver les leviers pour éviter que ce soit juste un enchaînement de spectacles, comme des focus sur certains artistes, des formes ou thématiques spécifiques à partager et approfondir. »
Les impératifs qui pèsent sur la programmation rongent largement sur la marge de manœuvre déjà mince des structures. Plus la fermeture se prolonge, plus les spectacles s’accumulent et plus le problème, pressant, se répercutera longtemps.
La crise : une opportunité d’amélioration ?
Heureusement, l’ambiance générale n’est pas totalement morose. La possibilité depuis janvier de donner des représentations en milieu scolaire est une bouffée d’air frais pour les compagnies. De plus, cette situation d’exception peut aussi servir à développer de nouvelles idées. Pour Matthieu Cruciani, « il faut tenter de transformer cette attente impuissante en quelque chose d’un peu plus nourrissant pour les jours à venir. »
La crise a notamment mis en lumière certains dysfonctionnements des institutions. « Il va falloir refondre notre rapport aux politiques d’abonnement, avoir plus de flexibilité. On va prendre la réalité pour ce qu’elle est » ajoute le codirecteur de la Comédie de Colmar, qui veut voir dans cette adversité une chance d’innovation.
Mais presque tout ce qui a permis de s’adapter à la crise sanitaire s’est fait à l’aune du télétravail et de la distanciation. Ces impératifs semblent diamétralement opposés au spectacle vivant, présence sensible dans un temps de rassemblement. Gérald Mayer, directeur du Point d’Eau d’Ostwald, croit à la capacité d’adaptabilité des théâtres :
« Il faut rester lucide et objectif : ça va être très compliqué. Mais le fait de repenser, de réinterroger nos pratiques s’annonce comme un défi stimulant. Il va falloir reconstruire globalement nos relations avec le public, trouver de nouvelles ressources et créer de nouvelles solidarités. »
Un élément d’importance soutient cette conviction : la dimension économique. Malgré les pertes sèches subies par le secteur du spectacle vivant, les théâtres publics ne sont pas directement menacés. C’est ce qu’affirme Olivier Chapelet lorsqu’il tempère ses difficultés :
« Nous avons la chance d’avoir un employeur solide. Nous travaillons, nous ne sommes pas au chômage, nous préparons les saisons. Nous sommes dans l’action et c’est déjà une chance formidable. »
Bien que la situation soit douloureuse, notamment pour les techniciens du spectacle, les structures en elles-mêmes subsistent et continuent de tourner. Grâce à cela, les professionnels peuvent poursuivre leurs activités. Ces théâtres travaillent avec une distance d’anticipation, ce qui offre un certain contrôle en situation de crise. Mais la grande incertitude est de savoir jusqu’à quand il leur faudra tenir ce régime, et s’il sera possible de limiter la casse.
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