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Les épiceries, discrètes vigies de quartier, piliers du lien social

Tous les jours, des passants les croisent sans même les remarquer. Pourtant, derrière les étals de fruits et les rayons surchargés des épiceries, le quartier se retrouve, et les habitués s’y confient, sûrs de trouver une oreille attentive.

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Antonio dans sa boutique

Antonio se tient debout derrière son comptoir. Accoudé à un rayon de conserves de spécialités portugaises, un poing sur le plan de travail en marbre, il surveille l’entrée de l’épicerie même si « avant midi, c’est calme ». Certains matins, la tranquillité de la boutique est rompue par les enfants de l’école voisine, qui chantent « très fort et désaccordés », ce qui amuse l’épicier de 70 ans.

Antonio dans sa boutique
À l’origine une épicerie de spécialités portugaises, italiennes et espagnoles, Chez Fernandes a élargi son offre à des produits plus généraux face à la demande. Photo : Manuel Magrez / Rue89 Strasbourg

L’épicier, ou la vigie du quartier

Dans la boutique d’Antonio, le crépi et les carreaux de carrelage bleu qui recouvrent les murs n’ont pas bougé depuis qu’il les a lui-même posés, il y a 37 ans. Si la boutique de la rue du Faubourg-de-Pierre résiste au temps qui passe, l’épicier, lui, observe le quartier changer :

« La banque d’à côté, c’était un restaurant tenu par un fils d’immigré portugais arrivé pendant le Seconde Guerre mondiale. Si vous saviez le nombre de personnes qui viennent et qui repartent. La plupart de commerces ont connu 4 ou 5 propriétaires depuis qu’on est là. Quand on est arrivés, il y avait encore les rails du tram dans la rue. Ils l’ont modernisée, mis un sens unique, agrandi les trottoirs… mais ça n’a pas apporté plus de clients. »

Solidement installé dans le quartier, la boutique du commerçant portugais est une façade familière, devant laquelle les passants s’arrêtent pour lorgner le patchwork de fruits sur les étals, acheter une bouteille d’eau ou commander des accras de morue maison. « Il y a même plusieurs habitants du quartier qui nous laissent leurs clés en nous décrivant la personne qui passera les chercher », raconte l’épicier.

Depuis l’installation du Monoprix dans la rue en 2015, quatre épiceries ont mis la clé sous la porte. Pour Antonio, son magasin a résisté grâce à la confiance des clients. « On a une clientèle d’habitués. Avec ma femme, on a connu des bébés qui viennent maintenant faire leurs courses ici, comme leurs parents ».

Antonio Fernandes devant son épicerie
Antonio Fernandes gère l’épicerie au 65 rue du Faubourg-de-Pierre depuis 37 ans. Photo : Manuel Magrez / Rue89 Strasbourg

Un comptoir pour se confier

« Ah l’américain ! », s’exclame Antonio en levant les bras au ciel, alors qu’un homme grand, mince et élégant, des cheveux gris mi-longs coincés sous un chapeau, entre dans la boutique. « Franco-américain », corrige le client en souriant, avant de commander des escalopes de poulet grillées pour le lendemain. « C’est un ancien pianiste de renom, on parle souvent de musique. ll se remet doucement d’un AVC. Pendant six mois on ne l’a pas vu, personne ne savait où il était, on s’inquiétait. Et puis un jour il est revenu et nous a dit qu’il était à l’hôpital », raconte Antonio, en ponctuant son récit de gestes de la main.

Le commerçant apprécie la proximité qui le lie aux clients. Il livre lui-même les commissions à trois personnes âgées, qui ne peuvent plus se déplacer. « Dans le temps, quand je passais, une cliente ouvrait une bouteille de champagne ou de whisky, peu importe l’heure. Elle jouait un morceau de piano, on discutait un peu et je repartais », se souvient-t-il. Mais depuis quelques années, il lui arrive de se rendre aux funérailles des plus fidèles, une manière pour lui de « leur rendre ce qu’ils ont donné ».

La nostalgie du vieil homme est interrompue par le claquement de la porte d’entrée. Une cliente commande deux tranches de pâté en croute. Antonio se penche dans la vitrine réfrigérée, où jambons secs et chorizo côtoient gorgonzola et mozzarella. L’épicier emballe la commande dans du papier aluminium, en s’excusant de la coupe un peu grossière. Malgré les protestations des clients, qui le supplient de « rester encore un peu », Antonio souhaite vendre le magasin pour profiter de sa retraite. Le principal intéressé est un jeune voisin, qui « passe devant la boutique depuis qu’il est tout gamin », sourit l’épicier.

Akhtar réapprovisionne son étal avec application. « Il faut que ça soit attractif pour le client », lâche le gérant de l’épicerie Exocity, en plaçant les plus beaux fruits au-dessus des autres quai Saint-Jean. Depuis onze ans, le commerçant originaire du Bangladesh répète les mêmes gestes, chaque jour. À l’intérieur, employés et clients tentent de se frayer un passage entre les sacs de riz de 10 kilos et les cartons de patates douces. Au milieu de ce joyeux bazar, Akhtar allume un bâton d’encens avant de vider les arrivages de légumes du matin.

« Lui, c’est comme la famille »

« Madame, on a des épinards, des rouges et des verts, tout frais », lance l’épicier à une cliente en lui présentant une botte. La jeune femme regarde le légume, tentée, avant de se raviser. « La prochaine fois », promet-elle. Akhtar la salue d’un sourire et retourne à son activité. « Ici c’est comme la maison, tous les jours il y a des clients qui passent trois ou quatre fois, dès qu’ils ont besoin de quelque chose. Certains commencent à cuisiner et se rendent compte qu’ils ont oublié le sel, on est là pour dépanner », explique le commerçant.

En caisse, la femme d’Akhtar, Sharifa, parle bengali avec un habitué. « Lui, c’est comme la famille », souffle l’épicier, « parfois, il vient simplement pour discuter ». Les plus fidèles, comme lui, sont accueillis par un « bonjour » un peu plus appuyé. Ils connaissent également le chemin de la réserve, où sont stockés les produits qui ne tiennent pas dans le magasin. Le long des murs qui mènent à l’arrière-boutique, des boîtes de conserves s’empilent dangereusement jusqu’au plafond. Akhtar ne cesse de se hisser et de se pencher : il aide une cliente à atteindre un produit en hauteur avant d’offrir un paquet de bonbons à un enfant tout en demandant des nouvelles à sa mère.

L’épicerie Exocity est installé depuis 2010 quai Saint-Jean, à Strasbourg. Photo : Manuel Magrez / Rue89 Strasbourg

Le monde entier dans une épicerie

Un cycliste, s’approche de l’entrée de l’épicerie, passe une roue à travers le seuil et demande s’il reste des mangues vertes. Manioc, foufou (une pâte à base de farine ou de tubercules pilés), fromage d’Amérique du Sud… l’épicerie regorge de produits difficiles à trouver dans la grande distribution. Dans le magasin, les langues se mêlent, entre des denrées du monde entier, pour le plus grand plaisir d’Akhtar, qui se félicite de « regrouper des gens de toutes les origines » dans sa boutique. Pour lui, la raison du succès repose sur sa complémentarité avec les autres commerces :

« J’ai des produits et des quantités que les supérettes n’offrent pas. Jamais on ne trouve un sac de 10 kg de riz ou de thé à Carrefour. Et l’épicerie d’à côté fait de la viande, donc je me suis adapté. J’ai arrêté d’en vendre et je fais les accompagnements : le riz, les bananes plantain… Comme ça, je résiste mieux. On se complète. »

Akhtar observe, range et conseille. Il donne une idée de recette à un cliente. « Vous cuisinez, vous ? », le taquine-t-elle. Les deux rient un instant, et le ballet incessant des clients reprend de plus belle.

L’après-midi est chaud. Des enfants entrent Chez Abdel pour acheter un soda, une glace ou un jus de fruit. À l’intérieur de l’épicerie, les réfrigérateurs ronronnent doucement. Chakib, 35 ans, rend la monnaie derrière une vitrine remplie de viennoiseries, de gâteaux à la crème et de paninis. Depuis quinze ans, le commerçant gère l’épicerie du Port du Rhin, créée par son père, Abdel, en 1981.

Un commerce qui vit au rythme du quartier

À l’entrée de la boutique, trois enfants se concertent pour savoir ce qu’ils vont acheter avec un euro trouvé par terre. « Ça serait quand même mieux si on avait trouvé 2 euros, on pourrait acheter une grande boisson », lance l’un d’eux, bientôt précipité vers la caisse par d’autres clients. Un flot continu d’habitués se rend chaque jour à l’épicerie, mais le magasin vit surtout au rythme du quartier. « Nos pics d’affluence sont en fonction de l’école, juste derrière : le matin, entre midi et 14h, à 16h30 et après le périscolaire », explique Chakib.

Les 60 mètres-carrés de surface de vente de l’épicerie sont encombrés de conserves, packs d’eau, légumes et bonbons. Photo : Manuel Magrez / Rue89 Strasbourg

L’épicier, qui connaît presque tous ses clients, s’amuse parfois de leurs achats :

« Quand je vois les ingrédients qu’ils prennent, j’arrive à deviner ce qu’ils cuisinent. Par exemple, du pain de mie et du gruyère, en général, c’est pour des croque-monsieur. Et ce qui est drôle, c’est que plusieurs familles du quartier cuisinent parfois la même chose le même jour. À mon avis, il y a des recettes qui doivent s’échanger à la sortie de l’école. »

Depuis l’installation d’un Carrefour Express dans le quartier, en 2018, certains de ses clients l’ont quitté, mais une bonne partie est revenue. « Ici, l’accueil n’est pas le même. Je connais les gens, leur métier, leur famille, je les appelle par leur prénom et on prend le temps de parler. Je suis plus inquiet pour la survie du Carrefour que pour la nôtre », assure Chakib en servant un café à un vieux monsieur.

« Dans ce métier, la fatigue est autant morale que physique »

Un homme s’attarde au comptoir. Chakib l’écoute, acquiesce, surveille la file d’attente qui se créée derrière lui. « Les gens viennent ici faire leurs courses, mais également raconter leurs problèmes. On est un peu des psys, mais c’est épuisant moralement, car nous aussi on a nos problèmes. Dans ce métier, la fatigue est autant morale que physique », soupire Chakib.

Chakib a repris l’épicerie de ses parents, présente depuis 40 ans rue Migneret, au Port du Rhin. Photo : Manuel Magrez / Rue89 Strasbourg

La nécessité de garder une posture autoritaire avec certaines personnes, « pour ne pas se faire entourlouper » rajoute à cet épuisement. « Parfois, je dois faire le mec de quartier pour me faire respecter, parce que si j’ai un vol ou un autre problème, je peux attendre longtemps la police », grince Chakib. « En décembre, j’ai abrité un jeune pendant une rixe qui a éclatée devant ma boutique. J’ai fermé le magasin et appelé la police, ils ne sont jamais venus », ajoute-t-il, amer. Face à la fatigue qui s’accumule et un rythme de vie en décalé, l’épicier, qui travaille tous les jours de 7h à 20h, envisage de devenir chauffeur de taxi.


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