« Pendant une semaine entière, chaque jour, j’ai vu un autre collègue fondre en larmes. Je me suis dit que ce n’était plus possible », se souvient Anne, éducatrice au service d’action éducative en milieu ouvert (AEMO), géré par l’association Arsea. Avec Mathieu et Marie, elle fait partie des initiateurs du collectif Protection de l’enfance Alsace en lutte, qui a émergé au printemps dernier et organise un premier rassemblement lundi 28 novembre devant l’hôtel du Département. Fin novembre, il compte environ 50 membres et son groupe sur le réseau social Facebook réunit 115 profils.
Anne, Mathieu et Marie effectuent des AEMO. Il s’agit de mesures de suivi de mineurs, suite à une décision d’un juge. Concrètement, l’éducateur se rend au domicile de la famille pour rétablir, avec les parents, de bonnes conditions de vie de l’enfant. Du moins, c’est la théorie. Du fait de leurs rôles, ces travailleurs sociaux sont aux premières loges pour constater les dysfonctionnements de la protection de l’enfance, comme l’explique Marie :
« Nous sommes en charge de trouver des solutions, donc nous devons souvent solliciter d’autres structures ou services pour les mettre en œuvre. Mais dans les foyers, les établissements médico-sociaux, il n’y a pas assez de places et de moyens. Les centres médico-psychologiques proposent des rendez-vous avec des psychiatres ou des prises en charge au bout de presque un an parfois. Les délais de la CAF et de la MDPH sont trop élevés, ce qui augmente les difficultés financières. On manque d’accompagnants d’élèves handicapés (AESH, NDLR), à cause de ça, beaucoup de jeunes ne sont pas encadrés à l’école alors qu’ils en auraient besoin. Il y a juste des défaillances partout, et en attendant, les familles et les enfants sont en détresse, leur état se dégrade. »
« Au bord de la rupture »
Marie donne l’exemple du suivi d’un frère et d’une sœur qui vivent chez leur mère : « L’un des deux a d’importants troubles du comportement suite à des violences intrafamiliales. Sa mère ne parvient plus à lui poser des règles, elle est dépassée par la situation car son enfant devrait avoir un encadrement psychologique. On attendait un rendez-vous chez le psychiatre avec le centre médico-psychologique depuis un moment, on a relancé cet été, pour l’obtenir en janvier 2023 seulement. En plus, elle n’arrive pas à subvenir financièrement aux besoins de ses enfants en raison d’un déménagement pour s’éloigner de son ancien compagnon violent et des délais de traitement de la CAF : elle ne touche à ce jour aucune aide au logement. Elle demande le placement de son fils, ce que le juge a suivi en juin, mais comme il n’y a pas assez de places, dans les foyers ou les familles d’accueil, le jeune est toujours chez sa mère. Elle est découragée, au bord de la rupture. »
Anne, employée au service AEMO depuis 2003, a vu la situation se dégrader au fil du temps. « Aujourd’hui, on se retrouve sans solution à proposer, et on est donc obligés de bricoler pour trouver des issues. Cela augmente fortement notre charge de travail », explique t-elle.
Dialoguer avec tous les élus qui ont un lien avec la protection de l’enfance
Dans le collectif, les fondatrices espèrent accueillir de nombreux acteurs de la protection de l’enfance pour analyser précisément quels sont les différents problèmes, et proposer des solutions. Anne ajoute :
« Nous dialoguerons avec les élus de la Collectivité européenne d’Alsace (CeA, NDLR), puisque ce sont les départements qui ont la compétence de l’aide sociale à l’enfance. Mais nous avons une approche transversale. Les centres médico-psychologiques sont gérés par l’ARS, donc à l’échelle nationale et pas du département. Nous interpellerons toutes les institutions publiques nécessaires, et nous nous arrêterons quand il y aura une évolution concrète. »
Le collectif a déjà été reçu par le directeur des services adjoint de la CeA en charge des Solidarités. La collectivité affiche une certaine volonté d’améliorer la situation, avec l’organisation des Assises de la Protection de l’enfance début novembre et une augmentation des dotations pour le secteur. Rue89 Strasbourg avait publié plusieurs enquêtes sur des dysfonctionnements au foyer de l’enfance du Bas-Rhin ou à l’Arsea les mois précédents.
L’une des mesures que les travailleuses sociales du service AEMO demandent, c’est une baisse du nombre de mineurs suivis par éducateur. « On en est à 31 jeunes en moyenne, ça peut monter jusqu’à 35. On aimerait en avoir 24 maximum, pour bien faire notre travail, qui demande du temps de dialogue et de réflexion », expose Mathieu.
« Les enfants en pâtissent »
Lors des Assises alsaciennes de la protection de l’enfance, Frédéric Bierry (LR), président de la CeA, a pointé les difficultés de recrutement d’éducateurs comme principal obstacle à l’amélioration de la situation, tout en indiquant que les grilles de salaire des travailleurs sociaux se décident à l’échelle nationale. Pour Marie, le manque d’attractivité des métiers du social est loin d’être lié uniquement à la rémunération : « La perte de sens est particulièrement difficile à vivre. Quand on a la sensation de ne pas avoir de solution, de bâcler notre travail par manque de temps, c’est très difficile. Ceux qui en pâtissent le plus sont les enfants. »
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