À deux pas de la Cathédrale de Strasbourg se trouve un petit coin d’Angleterre : c’est au 6 rue de la râpe que le salon de thé et boutique « Au fond du Jardin » vend ses propres thés et ses madeleines, autoproclamées « joyaux d’exception depuis 1999 ». Dès l’entrée, le ton est donné : on y trouve des rangées de porcelaine, de boîtes de thé, des objets de décoration. L’espace salon est baigné de tapisserie rougeoyante, chargée de fleurs, d’abats-jours, d’horloges, de cadres photos, dont certains représentent des membres de la famille royale anglaise.
L’aristocratie britannique et l’époque victorienne « fascinent » Frédéric Robert, le fondateur du salon de thé avec son partenaire, le décorateur Laurent Renaud. C’est lui qui est à l’origine de ce lieu à part, fruit d’une passion « dévorante » :
« Ici, c’est toute ma vie. J’ai créé cela à 16 ans, ce décor à l’identique. À 17 ans, je l’ai breveté. »
La rencontre de deux passions
Après avoir été étudié à l’Ecole Supérieure d’art à Avignon, il ouvre son entreprise de décoration « Au fond du jardin ». Un jour, il rencontre Laurent Renaud en Bretagne, qui est alors en formation chez le chef étoilé Olivier Roellinger. Il est en train de créer ses propres madeleines bien particulières, aux notes de rose et aux assemblages décoratifs. Le duo est né. Alors que « Fred » (c’est ainsi qu’il se présente dans leur communication), est invité à rencontrer le maître cuisinier alsacien Émile Jung à Strasbourg, il a un coup de foudre pour la ville :
« Quand j’ai vu le lycée « Harry Potter » (le lycée des Pontonniers, NDLR), je l’ai décidé : Au Fond du jardin, ce sera ici. »
Avec son partenaire, ils ouvrent en 1998 cette boutique qu’ils veulent conviviale, où les gens « vont se sentir loin de toute l’agitation, un monde féérique, dans des décors à la Jane Austen ». Le concepteur adapte les décors en fonction des saisons, il renouvelle l’atmosphère cinq fois par an. À chaque fois, Laurent crée de nouvelles madeleines. Aujourd’hui, leur catalogue compte plus de 80 modèles. Mais attention, ce ne sont pas de banales madeleines. Car tout, de la carte des thés aux madeleines en passant par l’expérience même (« Déjeuner enchanté », « Afternoon Tea », brunch « Victoria Garden » ou « Sir Paddington »), est fait pour rappeler au visiteur qu’il pénètre dans un monde à part. Fred insiste :
« Les “madeleines du voyage”, c’est vraiment notre emblème. Chaque madeleine doit être unique, comme la maison. »
Jusqu’à 7,90€ la madeleine faite maison
Elles ont toutes un petit nom, « Marie-Antoinette », « Autumn Leaves », « Casablanca »… : chaque modèle est pensé comme une œuvre d’art, que la madeleine soit pralinée, aux saveurs d’orange, de violette, ou même d’orchidée. Elles sont aussi ornées de décorations sophistiquées, de glaçage, de fruits, de fruits secs en morceaux, de perles biscuitées… Tous les jours, Laurent fabrique trois fois 12 variétés, et Fred organise la valse des madeleines en vitrine, avant d’en raconter les histoires et compositions aux clients curieux… et qui en ont les moyens. Car ces madeleines de luxe sont vendues de 1,80€ à 7,90€… l’unité.
Cette dernière madeleine, la plus chère de la collection, fût inspirée par le mariage du prince Harry, avec une pâte au champagne rosé et un glaçage garni d’une couronne royale. Un prix qui n’a pas rebuté les clients fidèles, comme l’explique Frédéric :
« J’étais un peu inquiet à cause du prix qui pouvait apparaître comme dissuasif, mais on a été dévalisé. Car les gens comprennent qu’il y a beaucoup de travail derrière, il faut simplement l’expliquer. Une madeleine comme ça peut prendre 22 minutes à assembler. »
À côté des madeleines, les deux passionnés imaginent et créent aussi des thés, plus de 60 au compteur, comme le « London Bridge », le « Harry New Year », ou le « Oscar Wilde », vendus en boutique entre 7 et 8€ le sachet de 100 grammes, ou au salon à 7€ la théière pour une personne. Des prix qui semblent venir d’un monde à part, mais que les créateurs justifient à nouveau par une grande qualité des produits sélectionnés.
« Accueillir tout le monde »
Malgré tout, Frédéric se défend d’avoir créé une boutique élitiste. Selon lui, la philosophie d’Au Fond du Jardin est d’accueillir tout le monde. Elle lui vient du « sentiment de n’avoir jamais été dans la norme » :
« Nous travaillons sur cette image, nous disons aux gens “Il faut venir !”. Je mets la même énergie pour vendre une guimauve à moins d’un euro à un jeune du lycée d’à côté qu’une théière à 150€ ! Quand on regarde notre salon, il y a toutes les tendances sociales. L’autre fois, il y avait un couple de punks et une autre fois, une classe de Seine-Saint-Denis. Les jeunes et leur professeur allaient repartir en voyant qu’il y avait la queue, alors je suis sorti les chercher pour leur dire de rester, leur faire la visite du lieu, leur raconter d’où je venais, notre passion, etc. Tout ce qu’on veut, c’est que les gens passent un bon moment. »
Des brunchs réservés trois mois à l’avance
Si le public pourrait être intimidé à la vue de la plaque du guide Gault et Millau 2016 sur la devanture du magasin, il répond tout de même présent. Frédéric raconte que tous les jours, des curieux s’arrêtent devant la vitrine, commentent la décoration, et viennent prendre le thé pour y rester pendant plus d’une heure.
La maison est même victime de son succès en ce qui concerne ses brunchs du dimanche, pour lesquels il faut réserver et qui sont complets trois mois à l’avance en général :
« Mais pour le « Tea Time », on peut encore venir le matin et réserver pour l’après-midi. L’été est un peu plus creux. On cartonne surtout de septembre à la Fête des mères en général. »
Les clients viennent parfois de loin, entre les touristes américains, anglais, asiatiques et des célébrités françaises et internationales qui s’arrachent les produits d’Au Fond du Jardin. Car le duo s’est bâti une solide réputation, grâce au bouche à oreille et une certaine audace, qui les poussent à imaginer des madeleines « VIP », spécialement conçues pour des personnalités.
La madeleine secrète du président
Frédéric explique que tout a commencé avec Nicolas Sarkozy, alors tout nouveau président de la République en 2007 :
« On avait été contacté par son protocole, mais j’avais du mal à suivre leurs consignes. J’ai eu Michel Drucker au téléphone (il est le « parrain d’honneur » du salon de thé, NDLR), et je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a dit de faire ce que j’avais envie, alors on s’est lancé dans une madeleine « élyséenne » à souhait, et ça a beaucoup plu. À partir de là, il y a eu des ramifications, une chose en a entraîné une autre… »
Presque avec nonchalance, le designer continue de raconter les célébrités qui ont goûté aux madeleines de son partenaire :
« Il y a eu Nicolas Sirkis, Michel Jonasz… On a aussi fait une madeleine pour Pierre-Hugues Herbert et sa compagne, et pour David Pujadas aussi. Cela nous avait été suggéré par sa mère. Ce sont souvent les proches de gens connus qui nous incitent à le faire. Ou alors on travaille sur un modèle et on essaye ensuite d’avoir des gens influents qui vont nous aider. Par exemple, on travaille en ce moment sur une madeleine pour Emmanuel Macron. C’est un vrai challenge pour cerner sa personnalité… Là j’ai passé un peu de temps avec des gens qui l’ont connu pendant ses études, pour mieux comprendre. Je ne peux pas tout dévoiler, mais ce que je peux dire, c’est que le cœur de la madeleine sera différent de l’apparence. »
Une « Madeleine du voyage » à Windsor
Quelques murs du salon de thé sont ornés de nombreux cadres avec des photos de personnalités et la retranscription de leurs petits mots de remerciement et d’admiration. Une photo et un mot de Bill Clinton apprennent au public qu’il a lui aussi eu droit à sa petite madeleine, après que Frédéric eut travaillé pour une mission de décoration pour Hillary Clinton dès 1998. Aujourd’hui, c’est l’ambassadrice américaine à Strasbourg qui se voit envoyer les madeleines de Laurent Renaud.
Une rumeur tenace assure même que le duo de créateurs est le fournisseur officiel de la monarchie britannique. En fait, ils ont créé une madeleine pour le prince William à l’occasion de son mariage, qu’ils ont livré au protocole, comme le raconte Frédéric Robert :
« Des proches du protocole nous avaient appelés. On avait alors fait une madeleine magnifique pour le prince, avec des éléments qui lui correspondaient, qui rappelaient le voyage… On avait contacté un hôtel londonien pour pouvoir faire l’assemblage des madeleines sur place, avant de les livrer. »
Entre développement, actionnaires et souci d’authenticité
Le succès est tel que les deux acolytes ont voulu faire grandir un peu leur commerce, en développant leur atelier, en engageant des « collaborateurs et collaboratrices », pour la boutique, le salon de thé et la communication. Ils ont ouvert leur capital à des actionnaires il y a un an et demi. Ce qui a été d’une grande aide pour leur développement est aussi un challenge pour garder l’esprit du lieu, pour des gérants qui, de l’aveu de Frédéric, ont « beaucoup de mal à déléguer » :
« Cela se passe très bien avec les actionnaires, mais il faut qu’on pense à rester authentiques. Il ne faut pas qu’un lieu devienne une usine quelconque pour l’ultra-rentabiliser. »
Si « Au Fond du Jardin » devait faire des petits, Fred serait intransigeant sur le caractère personnel qui est à la base du concept :
« Nous n’avons pas les moyens pour l’instant de faire un autre “Au Fond du Jardin”, mais si cela devait arriver, si on ouvrait dans une autre grande ville européenne, ou si nous faisions un corner par exemple (un point de vente de leur boutique dans un autre commerce, NDLR), il faudrait que ce soit moi qui vienne installer l’entité, que le cahier des charges soit précis, qu’il n’y ait pas une virgule qui change. Les gens qui viennent, ils viennent nous voir nous. Si on ne retrouvait pas un clone d’Au fond du Jardin, ça ne pourrait pas marcher ».
Une détermination qui l’habite depuis que Pierre Bergé lui a dit un jour : « Ne changez jamais votre cap. »
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