La danse selon Deborah Colker, c’est une façon de briser les tabous, de provoquer et de faire naître le désir par des biais insolites. L’initiative d’une maison aussi cossue et ancrée dans son patrimoine et ses traditions que l’Opéra du Rhin prend ici une valeur forte : offrir sa scène et son ballet à une briseuse de chaînes, même si elle est mondialement reconnue, reste une gageure intéressante. Les spectateurs ne s’y trompent pas, et piaffent d’impatience dans la salle bondée.
L’exotisme de l’intime
Quoi de plus lointain de l’Opéra du Rhin que le quartier rouge d’Amsterdam ? Quoi de plus choquant que d’exposer dans la lumière sophistiquée de la scène de l’Opéra, haut-lieu du raffinement, les vicissitudes crues de nos désirs les plus intimes ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, parler par le biais de corps extrêmement physiques, athlétiques, de l’ardeur du désir et de son revers immédiat et infaillible, la douleur. C’est ainsi que l’on se retrouve confronté(e), au creux de son fauteuil au velours moelleux, à un érotisme effréné, qui ne craint pas d’aller chercher du côté du fétichisme et du sadomasochisme en faisant appel à des corps encordés comme dans la pratique de l’art du shibari japonais.
Provoquant, Nò ? Sans doute, ne serait-ce que par la présence des cordes que la pièce érige en éléments indispensables et indissociables du ballet, quand la simple prononciation du mot « corde » est interdite sur les scènes de spectacle par de vieilles superstitions. « Nò » en brésilien veut dire « noeud », et c’est bien là que Deborah Colker veut en venir, comme elle l’expliquait dans un entretien avec Louise Devaine pour Croisements :
« Les nœuds explorés dans ce spectacle sont ceux du désir. […] La délicatesse et la violence, le bruit et le silence, la violence et la nuit. L’érotisme habite nos vies mais nous créons des barricades, des tabous pour nous en protéger. »
Peut-être plus encore que le désir, c’est une sorte de volonté de possession qui s’exprime inlassablement dans les deux parties du ballet. Parfois violente et primale, parfois toute en langueurs fébriles, cette utilisation du corps de l’autre comme un objet reste au coeur du propos, et l’on peut regretter peut-être que, dans cette pièce comme sur nos écrans, et malgré le fait que la chorégraphe soit une femme, c’est principalement le désir masculin qui est ici mis en scène, transformant les corps féminins en pantins contorsionnistes, belles à force de lâcher-prise et de soumission.
Esthétique érotisme
La première pièce du dyptique Nò est une chorégraphie pour cordes et danseurs. Explorant en profondeur les infinies possibilités des jeux d’attaches et la façon dont les corps leurs répondent, la chorégraphie défie les lois de l’apesanteur en imposant un lâcher-prise à la hauteur de la technicité impeccable des danseurs du Ballet du Rhin. Il y a quelque chose d’animal, d’organique dans cette première partie, des profondeurs d’une jungle ou d’un abysse peuplé de créatures étranges.
La musique de Berna Ceppas accompagne les décors superbes de Gringo Cardia de façon puissante, sourde comme un battement de coeur lancinant, mêlant des sons très électro à des bribes de cris d’animaux et de voix étranges semblant venir de la nuit des temps. Entre domination et soumission, les danseurs se font acrobates et trouvent dans les cordes des alliées puissantes à leur démarche.
Deborah Colker, dans le même entretien avec Louise Devaine, explique :
« Pour moi, les cordes sont l’objet du désir, elles procèdent exactement du même mécanisme, elles servent à attacher et relâcher, emprisonner et délivrer. »
La deuxième pièce est une représentation, plus urbaine et graphique, de corps enfermés dans leur désir ou dans celui des autres. Telles les prostitué(e)s des vitrines d’Amsterdam, les corps se heurtent et se veulent à travers des vitres qui semblent, selon les moments, froides ou chaudes comme la braise. Les costumes d’Alexandre Herchcovitch, qui s’est fait connaître dans les années 90 en concevant des pièces pour les prostituées et les travestis, soulignent les parties du corps les plus intimes, les plus cachées habituellement, par des bandes criardes, rouges et noires.
On frôle le cliché, et pourtant on y échappe, car il y a vraiment, sans aucun doute, un fort potentiel de subversion dans Nò. Deborah Colker souligne la délicatesse implacable de ce mécanisme :
« La transparence est […] une texture du désir très pertinente : on le voit sans pouvoir le toucher, on le veut sans jamais l’obtenir. »
Empruntant à des références aussi variées que le nouveau cirque ou la pole dance, la chorégraphie sort de la primalité de la première partie pour faire place à une langueur, à une lenteur toute sensuelle. Beaucoup plus proche cette fois de la sophistication humaine que de la possession animale, le désir, toujours aussi violent mais plus codé, se heurte pourtant aux mêmes frustrations. Et le spectacle se termine sur un mouvement de rotation perpétuelle, laissant un corps seul, désorienté et épuisé.
Succès public
À la tombée du rideau les applaudissements, d’abord timides, se font vite dithyrambiques. Les bravos chaleureux ne tarissent plus pour les danseurs du Ballet du Rhin, qui ont à proprement parler donné une représentation époustouflante de leurs qualités d’interprètes et d’athlètes, et qui reviennent saluer quatre à cinq fois. On peut cependant se demander ce que chacun va ramener chez lui, dans ses petits recoins d’intimité, de cette pièce chorégraphique sur l’érotisme et le désir, au-delà du monde des représentations de l’Opéra du Rhin. Mais c’est une autre histoire…
[affiche_event id=69236]
Chargement des commentaires…