Les associations alsaciennes et mosellanes sont introuvables sur le registre national des associations. Une absence due au droit local alsacien-mosellan. De 1871 à 1918, ces trois départements étaient allemands, à un moment où plusieurs lois importantes ont été votées en France dont le droit d’association.
Les trois sources du droit local
En 1918, pour faciliter le retour à la France, un certain nombre de textes juridiques allemands et anciens ont été conservés, une partie est encore en vigueur à ce jour. Le corpus législatif propre à l’Alsace-Moselle est issu de trois sources : des lois françaises d’avant 1870 abrogées en France, des textes allemands de 1871 à 1918 et des textes français postérieurs à 1918, mais dont l’application est limitée à l’Alsace-Moselle.
En 2014, Rue89 Strasbourg s’était penché sur les dispositions du droit local à sauvegarder, comme deux jours fériés supplémentaires ou une assurance maladie mieux répartie et plus avantageuse. Voici une nouvelle plongée dans les livres de droit, avec cette fois-ci, des dispositions qui mériteraient de disparaître.
1. L’inégalité de traitement entre les religions dans un pays laïc
Dans le reste de la France, le Concordat signé en 1801 entre Napoléon et le Pape Pie VII a été abrogé en 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État. En Alsace-Moselle, il s’applique toujours. De ce régime des cultes découle la rémunération des prêtres, des pasteurs et des rabbins par l’État. Seuls les cultes dits « reconnus » en bénéficient : culte catholique, culte protestant (luthérien et calviniste), culte israélite. En Alsace-Moselle, 1 397 ministres des cultes sont ainsi rémunérés sur le budget du ministère de l’Intérieur, pour un montant annuel de 58 millions d’euros. Ce budget est donc payé par l’ensemble des contribuables français, y compris les non-croyants, et les habitants hors Alsace-Moselle.
En contrepartie de ce financement, l’État dispose d’un droit de regard sur la nomination des ministres des cultes. Dans la religion catholique par exemple, les évêques sont nommés par décret du président de la République, sur proposition du Pape. Ce sont aussi uniquement ces cultes dits « reconnus » qui peuvent être enseignés dans les établissements scolaires publics.
Pour Benoit Vaillot, historien spécialiste de l’histoire de l’Alsace, le maintien du Concordat est inacceptable dans un pays laïc :
« Si on est attaché au principe de laïcité, c’est une exception scandaleuse. L’État n’a pas à mettre son nez dans les affaires de religion. L’application de la loi de 1905 à l’Alsace Moselle serait un gain de liberté dans l’exercice des cultes « reconnus » avec la suppression du droit de regard, mais représenterait pour eux une perte économique, surtout pour les cultes catholiques, qui bénéficient des subventions les plus élevées. D’un point de vue républicain, le régime cultuel alsacien-mosellan est à la limite de la légalité. Il y a en tout cas une rupture d’égalité entre les citoyens. »
Tous les autres cultes dits « non reconnus » n’entrent pas dans le Concordat : l’islam, la communauté juive libérale, les églises évangéliques, le bouddhisme… Ce régime place l’Église catholique en position dominante, comme l’explique Michel Seelig dans son ouvrage « Vous avez dit Concordat ? » publié en 2015 :
« Le Concordat établit un système discriminatoire à l’intérieur des confessions protestante et juive, il exclut complètement l’islam, pourtant bien représenté dans ces territoires. »
Grâce à ce régime spécial, les communes peuvent accorder des subventions et financer certains projets découlant des cultes, sous condition d’un intérêt public, au même titre qu’à une association classique. En 2004, la Ville de Strasbourg et les autres collectivités alsaciennes avaient étendu ce subventionnement à l’islam, lors de la construction de la Grande mosquée de Strasbourg au Heyritz. Ce précédent avait ressurgi à l’occasion d’une subvention pour une autre mosquée, celle du Millî Görus à la Meinau. À cette occasion, l’Ifop avait réalisé un sondage pour le Grand orient de France : 52% des habitants d’Alsace-Moselle et 78% des Français seraient favorables à l’abrogation du Concordat.
L’historien Benoit Vaillot analyse :
« C’est la première fois qu’une majorité des Alsaciens-Mosellans est favorable à l’abolition du régime des cultes. Il y a 50 ans, même moins, une très grande majorité de la région défendait encore son maintien, il semblait donc anti-démocratique de le supprimer. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela engendre un problème de légitimité. Il ne faut pas oublier que le maintien de ce régime était transitoire après la Première guerre mondiale, il avait vocation à s’éteindre. Actuellement, cette question est davantage devenue politique que religieuse. Le Concordat est devenu un totem de l’identité régionale, défendu par les mouvements ethno-régionalistes alsaciens. Je pense qu’il faudrait faire preuve de courage et appliquer la loi de 1905 partout, en supprimant le droit de regard de l’Etat et le financement des cultes. Grâce à la laïcité, l’Etat ne reconnaît aucune religion, et applique pleinement la liberté de conscience. »
2. Le casse-tête de l’articulation des droits
Les règles du droit local datent d’il y a plus d’un siècle. Depuis, tout un arsenal juridique s’est développé et notamment le droit européen et international. Lorsqu’un litige traverse les frontières et provoque un conflit de lois, il faut pouvoir définir le tribunal compétent et la loi applicable. Un arbitrage possible grâce aux règlements européens, qui définissent des critères de rattachement, par exemple le lieu de conclusion du contrat. Mais les règles de conflit du droit local vont parfois définir des critères différents. Ces règles de conflits entraînent de nombreuses difficultés dans la pratique.
Nicolas Nord, spécialiste en droit international privé et en droit comparé à l’Université de Strasbourg, met en avant la difficile articulation des règles locales, nationales et internationales :
« Certaines règles de droit local ne correspondent plus vraiment à la société, et apparaissent inadaptées aux nécessités actuelles. Par exemple en matière contractuelle, on ne sait jamais quel est le texte applicable. Les règles de conflit destinées à identifier le champ d’application du droit local sont pour la plupart obscures, voire inapplicables, car supplantées par des textes internationaux et des règlements de l’Union européenne. À plus long terme, l’existence de règles de droit spécifiques à l’Alsace-Moselle apparaît menacée, faute pour elles d’être dotées d’un champ d’application clair. La plupart du temps, la justice ignore le problème et utilise le règlement européen. Il y a un côté très anachronique de ces dispositions et une absence totale d’adaptation. En pratique, ces règles locales sont donc largement méconnues et les juges français ne les appliquent que rarement. »
3. L’accès difficile aux prix des biens immobiliers alsaciens-mosellans
La base DVF (demande de valeurs foncières) donne accès aux prix des biens immobiliers en France… sauf en Alsace et en Moselle. Cette base de données, a été rendue accessible à tous par un décret du 28 décembre 2018. Elle permet à chaque particulier de consulter les prix de vente des biens immobiliers, sur les cinq dernières années.
Pour Henry Buzy-Cazaux, président de l’Institut du management des services immobiliers, cette base de donnée ouverte constitue un outil essentiel pour la transparence des propriétés immobilières et l’accès à l’information :
« Le grand public et les professionnels se servent de cette plateforme pour consulter l’ensemble des données du marché sur les transactions immobilières réalisées sur le territoire. C’est un gain précieux pour connaître le niveau des transactions pratiquées dans une même zone, notamment pour maîtriser les abus et avoir des références. »
Certaines de ces données sont disponibles en Alsace – Moselle dans le Livre foncier, qui est régi par le droit local. Le citoyen peut les consulter en demandant la délivrance d’une copie. Le juge du Livre foncier est responsable de cette publicité, ainsi que du contrôle de la forme des actes authentiques.
Pendant plus d’un siècle, le Livre foncier a été tenu de façon manuscrite dans des registres papier. Il a finalement été numérisé et rendu accessible le 1er juillet 2008 par l’établissement public d’exploitation du livre foncier informatisé d’Alsace-Moselle (Epelfi).
Cédric Lavaud, agent immobilier à Metz, précise :
« D’une manière générale, cette différence ne pose pas de contraintes particulières pour les professionnels alsaciens-mosellans, nos bases de données sont multiples et mises à jour rapidement. Mais dans le reste de la France, les professionnels ont plus de mal à comprendre comment fonctionne la publicité foncière dans nos zones et il serait bien pratique que la base DVF soit accessible partout. »
Pour Henry Buzy-Cazaux, cette exception juridique pose un problème de transparence :
« La connaissance d’un marché ne doit pas avoir de frontière territoriale, culturelle ou historique. Le besoin de transparence est le même partout. On pourrait très bien imaginer des passerelles statistiques et une communication entre les bases de données nationales et locales… La question avait été posée au moment de la mise en service de DVF mais rien n’a été fait. »
4. Un cadre rigide pour créer, modifier et obtenir les informations d’une association
En Alsace-Moselle, la création d’une association de droit local relève de la loi de 1908 et non de celle de 1901. Conséquence, il faut se déplacer au tribunal judiciaire du siège de l’association et l’inscrire sur un registre. Le juge va alors vérifier « l’absence d’atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs » et s’assurer que la constitution est portée par sept membres au moins. En cas de modification, il est nécessaire de faire une demande écrite au greffe de ce même tribunal. Et pour consulter ce registre, par exemple lorsqu’il s’agit de vérifier l’objet social ou les membres du bureau d’une association, il faut aussi se déplacer ! Depuis 2021, il est même nécessaire de prendre rendez-vous.
Cette spécificité avait engendré des discriminations pour les associations alsaciennes-mosellanes, qui ne pouvaient accéder aux dons des utilisateurs de Facebook. Le réseau social réclame le numéro de ce registre pour pouvoir activer cette fonctionnalité. Les difficultés d’une association, Assiettes végétales, sur Facebook en 2020 avait fait réagir des députés.
Depuis la loi du 23 mars 2019, la mission d’informatisation de deux registres, un pour les associations de droit local, et un pour les associations coopératives de droit local, a été confiée à l’Epelfi. Son directeur général, Julien Millet, précise :
« Cela fait plus de deux ans que nous préparons un logiciel adapté pour fusionner les données et mettre en place un téléservice. Une première version sera disponible à partir du 1er janvier 2023. Les associations qui le souhaitent pourront demander un numéro RNA. »
Pour une mise en relation entre le registre national et ces registres locaux, voici la réponse du ministre de la Justice en 2020 : « Il s’agit d’une question qui devra donner lieu à expertise interministérielle, et notamment à des échanges avec le ministère de l’Intérieur. »
5. La lente et complexe informatisation du Registre du commerce et des sociétés (RCS)
L’extrait Kbis permet de vérifier les données comptables d’une entreprise immatriculée au Registre du commerce et des sociétés (RCS). Ce document est incontournable pour les entreprises, notamment pour faire des démarches auprès de l’administration ou des tiers.
Dans le reste de la France, ces extraits sont accessibles via Internet depuis 2001 grâce au site Infogreffe, une plateforme alimentée par l’ensemble des greffes des tribunaux de commerce de France. Mais en Alsace-Moselle, les tribunaux de commerce ont été supprimés par une loi d’Empire de 1877. Les affaires commerciales relèvent de chambres spécialisées des tribunaux, en vertu de l’article L731-2 du Code de commerce.
Jusqu’en 2020, il fallait se déplacer jusqu’au tribunal pour obtenir l’extrait Kbis en mains propres quand ailleurs, quelques clics suffisaient. Ces territoires se confrontaient à un retard matériel et administratif pour la délivrance de ces documents. Dans un article publié en 2017, Rue89 Strasbourg racontait le casse-tête du « labyrinthe administratif de la justice alsacienne ».
Face à cette complexité, le ministère de la Justice a entamé une informatisation progressive des démarches et depuis 2019, les entrepreneurs strasbourgeois peuvent enfin effectuer cette démarche en ligne.
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