En réaction à la « recrudescence de cas constatés de personnes droguées à leur insu », la police nationale de Strasbourg a publié le 11 mars une vidéo sur le réseau social Twitter afin de populariser les « bons réflexes » à avoir si l’on est témoin ou victime de soumission chimique. Cette pratique, selon l’association de prévention et réduction des risques Ithaque, consiste à administrer « un produit psychotrope à des fins criminelles » à une tierce personne.
« J’étais incapable d’agir »
Rue89 Strasbourg a recueilli de nombreux témoignages de victimes de soumission chimique. Parmi celles-ci, Pénélope a 19 ans et fait des études de commerce à Strasbourg. Elle aime aller en boîte avec ses amis pour écouter de la musique « qui fait bouger » selon ses mots. Dans la nuit du 15 au 16 octobre 2021, Pénélope a été droguée à son insu. Elle était sortie au Gold Club à Kehl avec des amis. Sur place, ils ont commandé une bouteille servie fermée. Ils étaient les seuls à pouvoir se partager la boisson. Pénélope nous raconte ses derniers souvenirs :
« La dernière chose dont je me rappelle est d’avoir été dans le fumoir pour discuter. J’étais dos à mon verre, donc quelqu’un aurait pu avoir accès à ma consommation sans que je puisse le voir. C’est le seul moment de la soirée où je n’ai pas fait attention à mon verre, ça n’a duré que très peu de temps. »
Contrairement à Pénélope, Mathilde, dont le prénom a été changé à sa demande, se souvient des faits. Cette jeune étudiante en droit a été droguée dans la nuit du 4 au 5 mars, également au Gold :
« J’étais incapable d’agir. On me posait des questions, je souhaitais y répondre mais rien ne pouvait sortir de ma bouche. Je peinais à marcher, je tombais souvent. J’étais encore consciente, mais je n’étais plus du tout maître de ce qu’il se passait. N’importe qui aurait pu me faire subir n’importe quoi si je n’avais pas été entre de bonnes mains. »
Prise en charge tardive
Contacté par Rue89 Strasbourg, le chargé de communication de la police nationale à Strasbourg, Joël Irion, déplore :
« On parle de ce phénomène, mais on ne peut pas quantifier les victimes, car elles ne viennent pas souvent porter plainte. De plus, quand les personnes reprennent conscience, c’est déjà trop tard pour les tests toxicologiques. »
Pénélope n’a porté plainte qu’au bout de quelques jours. Sa mère a été la première à se douter qu’elle avait été droguée. Au début, Pénélope niait ce qui lui était arrivé, elle détaille :
« Je n’avais bu qu’un ou deux verres à cette soirée. D’habitude je bois plus sans pour autant être ivre. Mes amis m’ont dit qu’à la soirée, j’avais tenu des propos incohérents et que j’avais l’air complètement saoule. Mais l’alcool ne m’a jamais fait agir de la sorte. J’ai commencé à douter du fait que j’ai pu avoir été droguée. Je me suis ensuite brouillée avec mes potes parce qu’ils ne me croyaient pas. »
Le 5 mars à 21h, soit moins de 24 heures après les faits, Mathilde est allée au commissariat pour porter plainte contre X. Le mardi 8 mars, soit trois jours plus tard, Mathilde a réalisé un test capillaire :
« Il était trop tard pour faire des tests dans les urines ou le sang mais ils m’ont dit qu’ils me tiendraient au courant des résultats. »
Un phénomène méconnu
Mathilde affirme que la police pense qu’elle aurait été droguée au GHB. Ce psychoactif est autrement connu sous le nom de « drogue du violeur ». Mais selon un rapport de l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) datant de 2019 et repris par Ithaque, le GHB ne serait pas la drogue la plus utilisée à des fins de soumission chimique. Julien Anthouard, chargé de projet à l’association Ithaque explique :
« Il s’agit souvent de médicaments détournés de leur usage comme les Benzodiazépines – anxiolytiques comme le Stilnox ou le Valium, de somnifères hypnotiques tels que le Flunitrazepam ou le Zolipdem, ou encore des drogues illégales, telles que l’ecstasy, le LSD ou la Kétamine. Mais l’alcool reste le premier instrument de soumission chimique. »
L’association de réduction des risques Plus Belle La Nuit ajoute sur un post Facebook datant du 15 mars que « la substance qui circule le plus en France, c’est la GBL. Un solvant industriel qui sert à dissoudre les peintures et faire fondre certains plastiques. […] Il se consomme de la même manière que le GHB mais il est beaucoup plus fort : 2,5 ml de GBL peuvent être fatals. »
Une seule condamnation depuis l’automne 2021
Joël Irion n’a pas souhaité communiquer sur les substances psychoactives retrouvées chez les victimes après des plaintes pour soumission chimique. Il n’a pas non plus voulu préciser le nombre de plaignantes concernées par ce phénomène :
« La police ne peut communiquer ce genre d’informations au risque de porter préjudice aux affaires et ce, à l’avantage des agresseurs. Ce phénomène de soumission chimique existe depuis l’automne 2021 à Strasbourg. Je peux seulement confirmer qu’il n’y a eu qu’une seule condamnation durant cette période. »
Selon la thèse de Maxime Samaille sur « La soumission chimique, états des lieux, mutations, prévention et perspectives », le phénomène existerait pourtant depuis plusieurs siècles. Maxime Samaille affirme en effet que les premiers signes de soumission chimique volontaire seraient apparus « au début du XVIe siècle », avec « un phénomène sans violence. Les voleurs utilisaient de la poudre de datura pour endormir leurs victimes et les détrousser sans heurt. »
« Je n’ai pas envie de vivre dans la peur »
Ni Mathilde, ni Pénélope n’ont reçu de suite concernant leurs tests ou leur plainte. Mathilde veille désormais à ne jamais rester seule en soirée et fait toujours attention à son verre. Elle déplore le fait que les victimes soient culpabilisées :
« Je n’ai pas envie de vivre dans la peur, pas envie de payer un vernis cinq euros pour voir si l’on m’a droguée, pas envie d’acheter une protection de verre à chaque fois que je sors… C’est donner raison aux agresseurs et responsabiliser les victimes. Lors de mon prélèvement capillaire, la médecin légiste m’a d’ailleurs demandé si je trouvais normal de sortir avant mes examens partiels… »
Du côté des boites de nuit, le Gold Club n’a pas réagi concernant ces cas répétés de personnes victimes de soumission chimique dans leur établissement. Joël Irion affirme que la police a mené une campagne de prévention dans le milieu festif :
« Nous avons rencontré les représentants de l’Union des métiers de l’hôtellerie (Umih) en mars afin de sensibiliser les responsables et le personnel du milieu de la nuit sur ces questions. »
Campagnes de prévention
Pénélope et Mathilde estiment qu’il est important d’informer sur ce fléau. Mathilde conseille de ne sortir qu’accompagné d’amis sûrs :
« Si on est victime de soumission chimique, il ne faut pas culpabiliser, ne pas se dire qu’on n’aurait pas dû sortir, ni être influencé par des personnes qui dédramatiseraient les choses. »
De son côté, Pénélope fabrique ses propres protections de verres, à partir de ballons de baudruche qu’elle découpe. Elle les distribue ensuite quand elle va en boîte. Elle porte une attention particulière aux autres en soirée :
« Si l’on pense qu’une personne a été droguée, il faut aller la voir afin de la mettre en sécurité, ne pas la laisser seule et la croire. Et surtout, il est important d’aller porter plainte contre X au plus vite. »
L’association Ithaque mène également une campagne d’information et de prévention relative au phénomène de soumission chimique. Que ce soit sur le terrain, sur les réseaux sociaux ou dans ses locaux, elle propose un espace d’écoute pour les victimes afin de mieux comprendre le problème et de mieux le prévenir. L’association a déjà préparé une commande de protections de verres qui, si elles sont acceptées et utilisées, seront largement déployées dans les bars et les boites de nuit.
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