Osthouse, 14 août, la cloche vient de sonner sept fois. Pierre-Paul Kretz attend un dernier saisonnier dans la cour de la ferme familiale. Dominique, le père et propriétaire de l’exploitation Kretz et fils, sort de la maison. Le retardataire arrive. Ils sont six jeunes des environs d’Erstein à s’engouffrer à l’arrière d’une camionnette verte. La plupart sont silencieux, fatigués. Pierre-Paul est plus loquace : il est déjà réveillé depuis près d’une heure. Avant la cueillette, il a fallu amener les remorques vides près du champ de tabac. Une fois arrivé, le jeune de 24 ans donne les ordres : « Toi tu me prends la ligne une », ordonne-t-il.
« J’ai horreur de rester entre quatre murs »
Courbés dans les lignes de tabac, les jeunes de 16 à 18 ans s’activent. À cet âge-là, les moyens de gagner un peu d’argent manquent pour les adolescents. À 16 ans, Pierre-Paul passait lui aussi son été dans les champs. Le reste de l’année, il a préparé un bac Sciences et Techniques de l’Agronomie au lycée d’Obernai. « C’est là que je me suis dit que je n’avais pas envie de faire autre chose », explique-t-il. Dans le même établissement, il a enchaîné sur un BTS en Analyse et conduite de systèmes d’exploitation agricole. Mais le jeune homme a horreur de rester entre quatre murs. Quand la journée de cours est terminée, il file aider son père dans les champs. « J’ai déjà dû insister pour qu’il fasse deux années d’étude après le bac », soupire Dominique Kretz.
« Tout ça, je le fais pour l’exploitation »
Un à un, les saisonniers arrivent vers la remorque, une pile de grandes feuilles vertes sur la tête. Sans s’arrêter de répondre à mes questions, Pierre-Paul saisit le tabac, le pose et le range à l’arrière d’un tracteur de « plus de 25 ans ». Chaque été, depuis tout petit, il assiste son père dans le champ. « Sans passion, ce métier est impossible » répète Dominique, une leçon bien assimilée par le fils qui ne manque pas de raisons d’aimer la profession :
« Déjà, en Alsace, on a un climat favorable à de nombreuses cultures. Nous, par exemple, on fait du choux, de la betterave, du blé, du maïs et du tabac. C’est plus intéressant que de la monoculture. Et puis j’aime être dehors, dans la nature. Je ne pourrais pas rester enfermé dehors toute une journée. Même le dimanche, il m’arrive de passer dans les champs à midi, pour couper les fleurs au-dessus des plants de tabac. Tout ça, je le fais pour mon exploitation. Je ne travaille pas pour un chef. »
En été, des journées de 6h à 22h
Actuel salarié de l’entreprise familiale, Pierre-Paul perçoit un SMIC chaque mois. « L’important, c’est que l’exploitation reste viable », explique-t-il. En été, la journée commence à 6h et finit souvent après 22h… L’Osthousien en jean délavé et au pull élimé n’a jamais quitté le village très longtemps. Une fois, il est parti quelques mois près de Berlin pour un stage dans une grande entreprise agricole. De toute façons, le futur propriétaire de la ferme Kretz parle peu de vacances ou de sorties entre amis.
À côté du champ, des TGV et des trains régionaux passent régulièrement. Chaque mois, Pierre-Paul prend son vendredi-samedi afin d’assurer la garde pour les pompiers du coin. « Ça fait du bien de sortir de ton monde », résume-t-il, un petit sourire au coin des lèvres. C’est comme ça qu’il a rencontré Gwendoline. Ils habitent ensemble à 500 mètres de la ferme de la famille Kretz. Pierre-Paul est conscient du schéma qui se répète : sa copine est brancardière, sa mère est aide-soignante. Les deux femmes viennent en aide à leur mari ou copain, dès qu’elles en ont le temps.
Vers 10h30, justement, la mère de Pierre-Paul arrive. Un peu rude, le fils indique l’endroit où cueillir. Agnès écarte les plants de tabac et disparaît dans le champ en maugréant : « Du boulot, partout du boulot… »
Depuis 2012, « coup dur sur coup dur »
Pierre-Paul et son père sont catégoriques : « 2012 a été la meilleure année du siècle ». Ensuite, « ça a été coup dur sur coup dur », lâche le jeune, amer. L’année dernière, le puit d’irrigation a été volontairement contaminé. L’auteur de cet empoisonnement à l’herbicide n’a jamais été retrouvé. En 2014, les champs ont été inondés. L’assurance n’a pas couvert les pertes. Puis le jeune agriculteur fustige la fin des quotas pour la production de betteraves.
Dominique Kretz précise, petit sécateur à la main : « Forcément, les prix se sont effondrés. Et nous, on peut pas concurrencer le cours mondial. » La cession de l’entreprise Kretz et fils attendra donc une année supplémentaire, jusque 2020. Pierre-Paul ne craint pas le manque de financement pour racheter les parts : « Le crédit agricole nous a contacté pour savoir si on avait un projet à financer ». Mais le jeune manque encore d’un plan de long terme à soumettre au syndicat Jeunes agriculteurs (JA). Il pourrait ainsi percevoir près de 17 000 euros pour la reprise de l’exploitation. Le futur chef d’entreprise agricole sait que son idée actuelle sera difficile à appliquer :
« Je voudrais me lancer dans l’élevage de poulets Label rouge. Ça me permettrait de ne pas dépendre de la météo ou des cours fluctuants des légumes ou du tabac. Mais le terrain que j’avais repéré est inondable. Et puis, il faut faire financer ce projet supplémentaire… »
« Ils nous prennent pour des pollueurs »
« Ce métier est aujourd’hui bien plus difficile que de mon temps » regrette Dominique. L’homme de 56 ans se plaint du manque de considération des citoyens : « Ils nous prennent pour des pollueurs ». Et puis il y a le réchauffement climatique. Cette année, la sécheresse pourrait occasionner une perte de 40% dans la production de maïs, selon l’agriculteur en chemise à carreaux rouges. Pierre-Paul reste optimisme : « Le réchauffement climatique peut nous permettre de cultiver le soja. »
Le père est-il confiant pour l’avenir de son fils ? « On est obligé d’être optimiste, sinon on ne peut pas faire ce métier. », répond-il du tac au tac. Il enchaîne : « C’est à cause de la conjoncture que j’ai obligé Pierre-Paul à faire un BTS. On ne sait jamais. Dans dix ans, s’il le veut, il pourra au moins trouver autre chose. »
Quant au futur de l’exploitation, Dominique répond par une question, suivie d’un silence : « Si mon fils ne reprend pas l’exploitation, qui le fera ? »
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