Dans le bar La Perestroïka, quatre Chibanis (« vieux » ou « cheveux blancs » en arabe) boivent un café dans l’après-midi du vendredi 6 septembre. Ces anciens cheminots, d’origine marocaine excepté pour Félix, se sont réunis pour dénoncer l’injustice dont ils sont victimes.
En janvier 2018, la Cour d’appel de Paris a condamné la SNCF pour « discrimination directe en raison de la nationalité » de ses employés marocains. Une victoire mais amère pour Mohamed, Félix et Fares, car ils ont porté plainte plus de cinq ans après leur départ à la retraite.
Fares Lakbir, 69 ans, est ainsi sorti dégoûté du tribunal de Colmar en juin. L’action de cet ancien aiguilleur a été considérée comme « irrecevable » par le tribunal, car les faits sont prescrits. « C’est l’arnaque », répète Fares en évoquant sa carrière de cheminot comme l’issue de sa plainte.
Discrimination sur la retraite, la formation…
À la fin des années 60, la SNCF a signé un accord avec le Maroc pour mettre fin à un déficit récurrent de main d’oeuvre. Des cheminots marocains se sont rendus en France pour y devenir aiguilleur, trieurs… En Alsace, ils ont travaillé par exemple dans la gare de triage de Hausbergen. « On travaillait en trois fois huit heures, se souvient Fares, il faisait froid et il y avait beaucoup d’accidents. »
Ancien aiguilleur, Mohamed Outhrount se souvient être passé près de la mort, une nuit où il a failli être percuté de plein fouet par un train…
Peu à peu, les Marocains se rendent compte des différences de traitement entre Français et Marocains : les cheminots d’origine étrangère n’ont accès à aucune formation, ils n’ont pas accès aux mêmes médecins…
« Ils devaient même se battre pour avoir quelques billets de train gratuits, alors que les cheminots français avaient la gratuité sur tous les trajets », ajoute Mustapha El Hamdani. Le coordinateur de l’association Calima connaît bien le dossier. Depuis plus de trente ans, il se bat pour l’égalité d’accès aux droits pour les travailleurs d’origine immigrée.
Amende record pour la SNCF
Au début des années 2000, près de 900 chibanis portent plainte contre la SNCF pour discrimination. Grâce au travail de l’association Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s), les anciens cheminots s’appuient sur l’article 3 du contrat de travail des Marocains, qui stipule : « Le travailleur étranger doit recevoir à travail égal une rémunération égale à celle de l’ouvrier français de même catégorie employé dans l’établissement (…). » Après 12 ans de procédure, la SNCF est condamnée à verser 170 millions d’euros d’indemnités, répartis entre les 848 plaignants.
Au cours de la réunion à la Perestroïka, un Chibani passe saluer ses anciens collègues. Il fait partie des chanceux : l’ancien cheminot a reçu 170 000 euros d’indemnités en avril 2018, car sa retraite était deux fois moins élevée que celle d’un Français.
Une impasse juridique
Mais juridiquement, Fares et ses camarades font face à une impasse. Suivant l’article 2224 du Code Civil, le délai accordé à une victime de discrimination pour porter plainte est de cinq ans, « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. » Comme l’explique Maître Goldberg, avocate strasbourgeoise, l’article de loi qui a permis de faire condamner la SNCF en janvier 2018 empêche aujourd’hui l’accès aux indemnités à d’autres Chibanis :
« Pour les actions de droit commun, depuis 2008, la prescription est de cinq ans. Déjà face à la première action en justice, la SNCF invoquait la prescription en affirmant que le point de départ de la discrimination était la signature du contrat, en soutenant que les Marocains étaient au courant de leur situation en signant. La première victoire, ça a été de dire que ce délai de prescription commençait non pas avec la signature du contrat mais avec le départ à la retraite (de nombreux Chibanis ont réalisé les inégalités de traitement entre Français et étrangers avec les écarts de retraite, ndlr). En 2018, la Cour d’appel a donc validé que le point de départ des procédures, ce n’est pas la signature du contrat, c’est le départ à la retraite. »
Des laissés-pour-compte
Fares Lakbir aurait volontiers perçu ces indemnités à cinq, voire six chiffres. Avec ses 993 euros de pension par mois, le Strasbourgeois a du mal à boucler ses fins de mois.
Alors il veut appeler à la mobilisation des autres Chibanis dans la même situation que lui. Selon Mustapha El Hamdani, ils seraient à peu près une centaine dans le Grand Est. Pour eux, le militant veut continuer le combat dans l’espoir d’une décision politique :
« La prescription, on s’en fout. On veut se battre pour que le statut de cheminots leur soit accordé, notamment pour leur retraite. Toute leur vie, ils ont été un acronyme insignifiant (PS25, ndlr), une sorte de sous-cheminot. Il faut mettre fin à cette injustice. C’est une question de dignité. »
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