« Привет ! » Circonspect, Yesil fait tourner son visage à 90 degrés, sans rien répondre. Face au perroquet interloqué, la petite fille articule plus lentement « pri-vyét ! » (« Salut » en russe). Toujours pas de réponse. Devant la déception de l’enfant, Bayram relance avec un sourire : « Mais si, il comprend le russe, même s’il te répond pas. » Sa mine bienveillante donne presque envie d’y croire.
Au fil de l’après-midi, la même scène se reproduit avec d’autres langues. Parmi les enfants du quartier, l’oiseau Yesil (vert en turc) est devenu une superstar, une attraction à plume, qu’ils viennent admirer après l’école. Pour Bayram Cebic, gérant de l’épicerie Proalim’Elsau, c’est autant de petits consommateurs conquis.
Avec ou sans volatile, son échoppe est de toute façon incontournable. Pour une raison simple : il n’y a que deux épiceries dans le quartier. La sienne, et celle de son concurrent, Tahsin Kiranti. Installés côte à côte au 11 rue Watteau, les deux gérants se livrent peut-être la plus petite guerre économique du monde. La plus solitaire aussi, puisque qu’autour d’eux presque tous les commerçants ont déserté l’Elsau.
Trois jours de bus, entre Konya et Elsau
Quand on lui demande de parler de son premier jour à l’Elsau, Bayram Cebic se montre extrêmement précis. « Je suis arrivé le 17 janvier 1982, à 17h, après trois jours de voyage en bus. » Parti à 14 ans de Turquie avec sa famille, il rejoint son père et s’installe au 12 rue de Watteau. En 1998, il ouvre son épicerie, « Cebalim », juste en face de chez lui.
L’écart entre sa ville d’origine, Konya, et sa vie à l’Elsau est abyssal. D’un côté, une métropole de deux millions d’habitants, au cœur de la plus grande région de Turquie, grouillant de gargotes, de cafés bondés et d’échoppes diverses. De l’autre, l’Elsau. Son tabac, sa boulangerie, son marché. Malgré le changement de décor, Bayram ne regrette rien :
« Je suis très bien à ma place, pourquoi je m’ennuierais ? Moi je trouve que c’est beau ici, on connaît tout le monde dans le quartier, les enfants, les vieux, même les dealers. Et tout le monde nous connaît. »
« Moi je ne vends pas d’alcool ni de porc, mais il faut bien que quelqu’un vende ça ! »
En 25 ans de carrière dans l’Elsau, l’épicier donne l’air d’avoir connu toutes ses transformations. « Avant que le tram n’arrive, c’était comme un village, tout le quartier venait ici. Maintenant, les gens viennent aussi d’autres quartiers. » Tout en parlant, il casse la coque d’une cacahuète pour Yesil, réarrange quelques fruits sur ses étals.
La plupart de ses produits rappellent le pays : des graines salées, du saucisson au bœuf épicé, des petits kurabiye – un petit biscuit fariné, sableux dans sa texture. De lui-même, Bayram lance qu’il espère plus de concurrence :
« Le manque de diversité dans les produits est un problème pour le quartier, c’est pour ça qu’on a besoin d’un nouveau distributeur. Par exemple, moi je ne vends pas d’alcool ni de porc, en raison de mes croyances. Mais il faut bien un commerce qui vende ça ! Parce que sinon, ceux qui sont obligés d’aller en dehors de l’Elsau pour en acheter finissent juste par quitter le quartier. »
Mais lorsqu’on évoque la construction d’un futur commerce Casino, promise par la municipalité, l’épicier fait la moue. Pas très fan. Entre les lignes, on comprend que c’est à cause de celui qui porte le projet. Il s’agit de son voisin de boutique, l’épicier Tahsin Kiranta. « Nos rapports ? Bof bof », lâche Bayram, la mine sombre. « Dès le début, on ne s’est pas entendu », explique-t-il sobrement. « Mais avec son fils, pas de problème, on communique et on s’échange des produits quand ils ont des manques et vice-versa. »
Épicier, d’un continent à l’autre
À quelques pas de là, à moins de cinq mètres, une rangée de pastèques symbolise le début du territoire de la concurrence. « Épicerie Égée ». Sur le côté, une petite bande de jeunes alignés devant deux scooters rigole de bon cœur. Alors que Bayram restait dehors avec son perroquet, Tahsin Kiranta est cramponné à son comptoir, trop pris par le ballet des clients. « C’est pour quoi ? Un journaliste ? Ah oui d’accord… »
Ses petits yeux noirs brillent d’une lueur inquiète, alors que le visage de Tahsin se raidit. Au-dessus de ses sourcils inquiets, des rides se forment comme des nuages. « J’ai déjà eu des mauvaises expériences avec des journalistes avant… » Après un temps de discussion, l’homme s’apaise et se raconte.
Alors que son voisin est originaire d’une région aride et centrale, Tahsin vient lui d’une ville turque bordant la mer Égée, Denizli, dont il part avec sa famille en 1987. Quand il en parle, c’est toujours sans un gramme de nostalgie :
« C’était déjà mon métier là-bas, d’être épicier. Quand je suis arrivé ici, c’était pour vivre à l’Elsau. Et c’était un beau quartier, très propre, et j’y ai repris mon métier. Ici, on se connaît tous, je n’ai pas envie de partir. »
D’un client à l’autre l’attention de Tahsin se disperse. Ceux qui entrent dans sa boutique ont l’air de bien le connaître, presque tous l’appellent affectueusement « abi » (grand frère, en turc). Il répond avec autant de familiarité, malgré son air austère. D’une main adroite, il montre à un employé comment bien découper son melon.
L’histoire de la famille Kiranta est liée au commerce. Déjà, les parents de Tahsin étaient connus pour être actifs sur les marchés de Strasbourg. Avec eux, il a exercé l’activité de maraîcher pendant 30 ans, avant d’ouvrir sa boutique, à la fin des années 2000. Cette histoire se poursuit avec ses trois fils, Fetih, Ferat et Fatih. Ce dernier dresse le portrait de son père :
« En tant que patron, papa est assez discipliné, il est de l’ancienne génération. Dans le cœur, il est pas sévère hein, mais disons qu’au boulot, il est strict. C’est un vrai commerçant. »
En particulier autour du grand projet de la famille : l’ouverture d’un supermarché de 360 mètres carrés sous franchise Casino, au bout de la rue Watteau, dans un grand espace incluant notamment une maison de santé et une boulangerie. La famille gardera tout de même son épicerie.
Extension dans le quartier
« On n’a pas eu besoin de faire beaucoup d’efforts pour les motiver », commente une source à la direction des territoires, travaillant sur le quartier de l’Elsau. Deux ans plus tôt, après un tour de discussions avec les quelques commerçants du quartier, la direction des territoires apprend que les Kiranta avaient déjà pour projet d’ouvrir un magasin plus grand. L’agente de la Ville de Strasbourg raconte la genèse du projet :
« Quand on a su que Casino serait intéressé, on a fait le lien entre eux et la famille Kiranta. On savait qu’ils y croyaient, parce qu’ils se sentaient légitimes. Ils connaissent les habitants du quartier, ils n’ont pas d’appréhension pour ouvrir un commerce de ce quartier. »
Annoncée initialement pour début 2024 au cours d’une réunion publique, la date d’ouverture du Casino reste toujours incertaine. « Le gros œuvre n’est pas fini, et le projet financier n’est pas complètement bouclé », explique-t-elle sans plus de précisions. De quoi craindre que le projet tombe à l’eau ? « C’est toujours possible, mais c’est pas du tout ce qu’on sent pour l’instant. Au contraire, ils restent motivés. » Dans sa boutique, Tahsin Kiranta confirme : « Même si parfois on a des craintes, sur le nombre d’habitants dans le quartier, on va bien ouvrir ce magasin, ça ne change pas. »
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