Erka, c’est le blase qu’il donne, a attendu le dernier moment pour dévoiler son lieu de rendez-vous. Vêtu entièrement de noir, il attend à quelques mètres d’un trou dans lequel nous allons nous engouffrer pour découvrir une partie des égouts du centre-ville de Strasbourg. La pratique de l’urbex, l’exploration urbaine, nécessite de la discrétion, prévient notre guide :
« Le but, c’est de découvrir des lieux abandonnés où personne ne va. C’est illégal en général. Moi je me suis fait chopper une seule fois par les flics, dans un bâtiment abandonné. J’ai eu une amende pour intrusion dans une propriété privée. Mais je fais très attention, je me renseigne avant de me lancer, ne serait-ce que pour la sécurité. »
On a envie de lui faire confiance. Il va falloir. Âgé de 25 ans, il s’adonne à ces expéditions « depuis plus de 10 ans. » C’est la troisième fois qu’il va dans les égouts strasbourgeois.
Sûr de lui, il enfile un masque et conseille d’en faire de même :
« Le seul risque, c’est d’attraper une maladie comme une hépatite d’après ce que j’ai vu sur internet. Et il faut rester calme pour ne pas faire de crise d’angoisse, parfois l’air semble manquer en-bas. »
Plus personne aux environs en cette soirée de juin. Nous en profitons pour nous faufiler dans le trou, à plat ventre. L’opération dure environ 5 secondes, à ramper en prenant la poussière et les toiles d’araignées, avant de se relever. Se dévoile un conduit d’un mètre de large dans lequel s’écoule une eau noirâtre. Une surface en pierre d’environ 30 centimètres de large, penchée et glissante, borde la canalisation sur le côté.
En équilibre dessus, nous enfilons nos bottes imperméables, et commençons à nous enfoncer à petits pas, équipés de lampes torches. L’odeur ne correspond à rien de connu. Un mélange de produits nettoyants et de déjections en gros. Le plafond est voûté, à plus d’un mètre au dessus de nos têtes. « C’est pas toujours comme ça, » avertit Erka. Il enchaîne, « allez on y va ! »
« Je me sens éveillé dans ces moments »
Nous avançons en silence pendant de longues minutes. Déjà, les rues passantes de Strasbourg, juste au dessus de nos têtes, semblent loin. Erka est fasciné par ces ressentis :
« Les atmosphères qui se dégagent de ces lieux sont très particulières. Quand on y entre, c’est comme une porte vers un autre monde. On évolue alors dans un espace qui semble figé, hors du temps, à l’inverse de la société dans laquelle on vit. Je me sens éveillé dans ces moments, tous mes sens sont en alerte. Et Strasbourg regorge d’endroits comme ça. »
Aux aguets, Erka éclaire tout ce qu’il peut, comme s’il cherchait quelque chose. Il s’arrête devant une pierre qui lui parait plus ancienne que les autres :
« On dirait qu’il y avait une inscription dessus, je ferai des recherches. Pour moi, c’est aussi ça l’intérêt de l’urbex. On fait de l’histoire, pas celle qu’on apprend sur les bancs de l’école, une histoire plus palpable, liée à des lieux spécifiques ou à des vies personnelles. Dans une maison abandonnée, sous le plancher, j’ai trouvé des lettres datées de la Seconde Guerre mondiale que des amants se sont envoyées. J’ai pu m’imaginer ce qu’ils ressentaient à ce moment-là, je me suis senti privilégié. On pourrait voir ça comme du voyeurisme mais je ne pense pas que ça soit ça. Je me prends un peu pour un archéologue. »
Sous la place Broglie, direction rue du 22 Novembre
La première heure semble en durer trois. Les bouches d’égouts constituent quelques bouffées d’air frais. Furtivement, en nous voyant arriver, des rats se cachent dans de petits interstices au pied des murs. Des trous d’où sortent parfois de l’eau tapissent les parois. Nous avons maintenant les bottes dans l’eau et devons éviter des amas filamenteux de papier toilette qui ressemblent à des créatures vivantes. Notre guide s’exclame : « Nous sommes sous la place Broglie ! » Une plaque de rue, comme à la surface, nous l’indique.
Plusieurs voies sont possibles. « On va sous la rue du 22 Novembre, c’est par là ! », choisit Erka. Pour quelques mètres, nous pouvons marcher tranquillement sur une large surface de pierre. Une vingtaine de tuyaux se jette dans le conduit. Plus l’on s’enfonce, plus on mettra du temps à atteindre la sortie. On continue.
Pour atteindre notre objectif, il nous faut franchir deux passages particulièrement exigus. Après la plaque « Rue du Dôme », le parcours se corse. Penchés, presque accroupis, nous avançons en évitant des crottes et des rongeurs morts. L’air est plus difficile à trouver. « Il faut se concentrer sur sa respiration et la rendre plus lente, » avise Erka. Après 10 minutes comme ça, enfin, nous trouvons un espace plus vaste où nous pouvons à nouveau nous tenir debout. « On va tout droit maintenant. »
L’urbex, une pratique liée au graf’
Après un long silence parfois angoissant, de lointains bruits de voitures nous parviennent. Erka sort de quoi faire un graffiti :
« Faut rien dégrader, c’est une des règles dans l’urbex. Les puristes font tout pour que leur passage ne déplace pas le moindre objet. Malheureusement, il arrive que certaines personnes détruisent tout, c’est triste pour les autres et pour l’histoire que raconte le lieu. Le graf’ par contre, ça fait partie de l’expérience en général, mais on le réfléchit, on ne le fait pas n’importe où. Cela permet de marquer notre passage, qui fait alors aussi partie de l’histoire du lieu. Tout ça fait partie de la culture urbaine. Moi je fais aussi un peu de rap par exemple. On est souvent des enfants du bitume, et on voyage comme ça dans notre propre ville. »
Des germes de plantes attirent notre attention. « Il y a toute une biodiversité des égouts, » ironise Erka. Nos odorats commencent à saturer. Il philosophe : « C’est fou de se dire que ces réseaux d’eaux souterrains, si sales, sont nécessaire à la propreté des villes. C’est comme si on était dans les entrailles de Strasbourg là. C’est peut-être ça le plus fort qu’on puisse retenir de tout ça. »
Nous atteignons une impasse surplombée de la plaque de la rue du 22 Novembre. Objectif atteint. Là, nous découvrons des structures métalliques et un réseau de tuyaux. Difficile de rester trop longtemps, l’atmosphère n’est pas saine. Nous rebroussons chemin. Le retour se fait plus rapidement. Erka sifflote et avance sans hésiter : « C’est pas vraiment fait pour les êtres humains ici. »
« Surtout, ne pas trop diffuser pour préserver les sites »
Ce plan, Erka l’a trouvé tout seul. Il savait juste qu’une entrée existait quelque part au centre-ville, et il l’a cherchée plusieurs mois :
« L’urbex, c’est aussi passer beaucoup de temps à explorer. Sinon, on s’échange des idées de lieux ou des pistes entre pratiquants. L’idée, c’est de ne pas trop diffuser les emplacements, notamment pour que les sites soient préservés, et aussi parce que cela peut être dangereux. Ça peut mal tourner si des inconscients se lancent. »
Nous repassons tous les obstacles vers la sortie et sentons de plus en plus l’air extérieur. Après deux heures et demie dans les égouts, retour au point de départ, « avec l’impression de connaitre un peu mieux Strasbourg, sous un angle d’habitude inaccessible, » estime Erka.
La sortie doit, comme l’entrée, se faire discrètement. « Pas qu’il y ait une patrouille qui nous capte là. L’avantage c’est qu’il n’y a pas de caméra, j’ai vérifié, » murmure l’explorateur urbain. Il passe sa tête dehors. La rue semble déserte. Nous sortons rapidement et nous éloignons furtivement. « Bon, là c’était facile parce que j’étais là, mais il faut savoir que c’est une autre ambiance quand c’est la première fois, ça peut être vraiment flippant. » Ces prochains temps, il essayera de trouver d’autres sous-sols. « Il n’y a presque que les gens comme nous qui y vont, c’est possible de retrouver des choses oubliées depuis longtemps. Et moi, j’ai soif de découvertes. »
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