« Julia, c’est une vraie dactylo. Elle a le sourire d’une secrétaire. Donc si elle a le sourire d’une secrétaire, ça reste une secrétaire. Vous avez compris dans mon esprit : une secrétaire c’est con. »
Suite à la réception d’un enregistrement audio contenant ces propos, Rue89 Strasbourg a enquêté sur Paul E., professeur d’informatique à la faculté de droit. Nous avons récolté les témoignages d’une dizaine d’élèves de différentes promotions et inscrits dans la filière Administration Economique et Sociale (AES). Les sept étudiantes interrogées décrivent des propos choquants, souvent sexistes, parfois à connotation sexuelle, toujours gênants.
Résignées par le sentiment que l’administration de l’Université de Strasbourg ne fera rien, elles ont subi les outrages sexistes qui ponctuaient ce TD obligatoire d’une heure trente par semaine. Retour sur un cours où des filles se sont rendues « avec la boule au ventre » pendant des années.
« Je n’embaucherais pas de femme »
Cette année scolaire 2018/2019, Marie (tous les prénoms d’étudiants ont été modifiés) aurait tout fait pour éviter le cours d’informatique de gestion : « J’en avais marre de m’en prendre plein la gueule », explique-t-elle. Elle ne supporte pas les réflexions du professeur, qui dénigre la capacité des femmes à s’insérer dans le monde du travail : « Il disait souvent que s’il était patron, il ne nous embaucherait pas, parce qu’on est trop lentes, et qu’on prend des congés maternités quand on a un enfant… »
Dans le cours de Paul E., les femmes sont régulièrement rappelées à leur condition physique : « Un tableau Excel, c’est comme une jolie fille, si elle est belle, on a envie de le regarder. » L’homme de 62 ans appelle certaines étudiantes « Miss République Démocratique du Congo », « Pretty Woman » ou « Miss Andalousie. » Et si une femme a le malheur de lui sourire, l’enseignant lui demande d’arrêter : « Ne me souris pas, je reste un homme… » Une diplômée en AES résume son sentiment en classe d’informatique de gestion :
« On avait intériorisé le fait qu’on devait aller à son cours, fermer nos gueules, rester passives et laisser couler sur nous parce que cette situation n’allait jamais changer. L’administration reste passive face à ce sexisme systémique. »
« Avec moi, tu ne ferais pas que le ménage »
Plusieurs témoignages confirment une scène où l’allusion sexuelle est plus claire encore. Paul E. présente un exercice à partir d’une femme de ménage dont le revenu serait particulièrement élevé. Le professeur prend une étudiante en exemple tout en ajoutant : « Avec moi, à ce prix-là, tu ne ferais pas que le ménage… »
Lors d’un autre cours, il évoque « un tête à tête » avec une étudiante dans la salle, « ou un tête à queue… » Julie se souvient de « sa voix mielleuse avec les filles, une sorte de drague à peine cachée ». L’étudiante conclut : « Jamais je n’aurais pris le risque de me retrouver seule avec lui à la fin d’un cours… »
Pour Lou, Paul E. « cible les élèves les plus faibles, ceux qui comprennent moins bien le français et les filles. » L’étudiante craint de retrouver ce professeur en L3 l’année prochaine : « Le pire, ce sont les humiliations publiques. J’ai déjà été virée d’un cours parce que je ne comprenais pas un exercice et que je me sentais mal. Je suis sortie de la salle en larmes… »
Etudiants asiatiques et « bol de riz »
Dans un signalement écrit adressé à la présidence de la faculté, une étudiante sud-coréenne rapporte une scène similaire. Paul E. vérifie les devoirs et observe une question sans réponse : « C’est en français non ? Tu ne comprends pas le français ? » Puis le professeur s’est emporté : « Il a pris la feuille de l’énoncé et l’a jeté devant moi et le papier est presque tombé sur moi. » Face aux étudiants d’origine asiatiques, l’enseignant râle souvent : « Les chinois ne comprennent rien. » Ils sont parfois désignés par le terme « bol de riz ».
« Je secoue ceux qui sont à la traîne »
Joint par téléphone, Paul E. admet son côté « plutôt rentre-dedans ». Il justifie sa méthode en critiquant l’Université de Strasbourg. L’institution aurait baissé les bras face à des étudiants de moins en moins assidus :
« Avant les élèves qui cumulaient trois absences étaient punis d’un zéro en participation. Cette sanction n’existe plus. Mais moi je continue de secouer ceux qui sont à la traîne. Pour moi, les laisser ne pas faire leur travail, c’est la négation de l’enseignement. »
Interrogé sur l’angoisse décrite par plusieurs étudiantes, Paul E. ne réagit pas. Il préfère décrire les bons retours d’autres élèves : « Une femme diplômée en AES m’a récemment appelé parce qu’elle avait un problème informatique en entreprise. »
Pour le futur retraité de l’Université, il n’y a pas de sexisme dans son comportement : « J’ai aussi pu dire à un garçon qu’il allait finir manutentionnaire, parce que ce sont plutôt les garçons qui ont les muscles. » Au sujet des élèves asiatiques, il remarque : « Quand je leur fais des remarques acerbes, ils sourient… l’autre problème avec eux, c’est qu’ils ne comprennent pas bien le français… » Suite à notre entretien, il admet « ne pas être parfait » et trouve « dommage qu’il faille restreindre [s]a parole » en classe.
« Comme le sergent dans Full Metal Jacket »
Une autre étudiant compare le professeur au « sergent dans Full Metal Jacket (incarnation légendaire du militaire sans aucun respect pour ses subalternes, ndlr) ». La base de l’autorité de l’enseignant : les notes. Car l’expert en Excel donne difficilement des points : « La moyenne doit être entre 5 et 6 cette année », estime-t-il. Ces notes très basses mettent la pression sur des élèves : « Surtout en L3, tu veux avoir des notes correctes pour avoir un bon master », explique Lisa.
Crainte de représailles
Il y a aussi cette rumeur qui dissuade les étudiants de dénoncer Paul E. Plusieurs sont convaincus que le professeur a sanctionné les étudiants signataires d’une pétition contre lui, il y a quatre ans, en faisant baisser leur note.
Au cours de notre enquête, aucun élément ne nous a permis de confirmer cette rumeur. L’enseignant assure ne jamais avoir eu de pétition sous les yeux. Mais si les faits invoqués sont flous, ses effets restent réels : les étudiantes ont peur de s’exprimer. Au sein de la filière AES, cette situation « n’est un secret pour personne », affirme une élève. Mais « l’omerta continue de régner », regrette une autre.
« Un bon prof, mais un beauf »
Les victimes de propos sexistes ont aussi du mal à dénoncer leur professeur car elles n’ont pas forcément le soutien de leurs camarades. Jean, diplômé en AES, se souvient d’un professeur « très calé, au top niveau Excel. » Avec son ami Lucas, ils s’accordent sur l’utilité de l’enseignement : « Aujourd’hui, je donne des cours d’Excel à des gens dans mon entreprise », dit-il fièrement. L’ancien étudiant continue de défendre l’enseignant :
« Il ne cherche pas à rabaisser. Avec le recul, c’est un bon prof’, c’est juste un beauf. Il est quand même drôle quand tu rentres dans son jeu. Et puis, le sexisme, on est confronté à ça tous les jours en entreprise… »
Une sorte de jeu est évoqué lors de l’entretien : « Lorsque tu cliquais et que c’était la bonne réponse, une fille en soutien-gorge apparaissait. » Au fil des « blagues » évoquées, des personnes visées, Jean remarque que « c’était souvent les mêmes qui prenaient ». Il finit par s’étonner que le professeur « soit toujours là. »
Des plaintes depuis douze ans
Depuis plus d’une décennie, Paul E. suscite le mécontentement de nombreux élèves. L’enseignant admet être passé en conseil de discipline en 2007 « pour des propos jugés grossiers ». Il n’avait finalement pas été sanctionné.
Quelques années plus tard, une pétition sur le même professeur parvient à l’ancien doyen de la faculté de droit, Christian Mestre. Ce dernier n’a pas accepté notre demande d’interview. Par e-mail, il s’est défendu de toute passivité en dénonçant l’attitude des étudiants et des syndicats :
« Les étudiants et les étudiantes sont très forts à ce petit jeu (des pétitions, ndlr), mais quant à témoigner pour permettre aux responsables d’engager des actions pénales, et permettre une instruction, et vous savez que c’est la seule possibilité, pas une ou pas un n’en a le courage en dépit des assurances données. (…) Croyez bien qu’il n’est pas de mon intérêt de cacher quoi que ce soit, surtout que je me suis battu pour que justice soit faite, ce qui m’a valu des relations à tout le moins difficiles avec des syndicats qui ont défendu le « petit » enseignant d’informatique sérieux et travailleur. »
« Jamais le doyen n’a mentionné le sexisme »
Selon le syndicat d’enseignants Snesup-FSU, l’ancien doyen amalgame la situation du professeur titulaire et d’un de ses collègues. Pascal Maillard, responsable syndical pour l’Université de Strasbourg, se souvient avoir traité la question des heures d’un chargé de TD :
« Cet enseignant (Paul E.) n’est pas syndiqué chez nous et nous avons soutenu son collègue, chargé de TD, pour assurer la continuité des cours. C’était pour nous la défense d’un contractuel car Paul E. était en risque de voir un des cours annulé, du fait des limitations du nombre d’heures du collègue. Jamais le doyen n’a mentionné des problèmes de sexisme. Nous sommes très attentifs à ce que les dossiers des enseignants soient irréprochables. »
Une enquête interne en cours
La doyenne actuelle de la faculté de droit a aussi refusé de répondre à nos questions. Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu a seulement indiqué que « des étudiants se sont plaints et la faculté de droit a saisi les instances compétentes de l’université il y a plusieurs mois. Une enquête interne est en cours. »
Isabelle Kraus, déléguée Egalité-Parité à l’Université de Strasbourg, a aussi refusé de donner des éléments supplémentaires sur la procédure en cours. « Nous avons un dispositif par rapport aux violences sexistes et sexuelles depuis septembre 2018. Cette cellule n’a pas été activée », a-t-elle répondu pour seule précision.
Interrogée sur le sentiment d’impuissance des étudiantes, la vice-présidente a tenu à rappeler les efforts de son établissement en matière de lutte contre les discriminations :
« Il y a une adresse e-mail générique (violences-sexistes@unistra.fr) à laquelle les étudiants et personnels de l’Université peuvent écrire. On communique dessus à travers des affichages dans les bâtiments, à travers des publications. Il y a aussi une cellule d’accompagnement avec des personnes spécialisées dans l’écoute et la confidentialité. Les victimes décident ensuite si elles veulent faire connaitre la situation auprès de l’établissement. Elles sont alors aidées par les membres de la cellule. »
L’outrage sexiste puni depuis 2018
Depuis août 2018, une loi pénalise les « outrages sexistes ». L’infraction est caractérisée lorsque une personne subit « un propos ou un comportement à connotation sexuelle ou sexiste, qui porte atteinte à sa dignité ou l’expose à une situation pénible. » L’auteur est passible de 750 euros d’amende. Mais Paul E. le promet, il va changer : « Quitte à être plus austère, je ferai attention à ce que je dis… »
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