Depuis la montée des tensions diplomatiques et les mouvements de troupes russes, Mohamed, Marocain de Strasbourg, conseillait à son jeune frère de quitter l’Ukraine. Mais au début, Omar, 22 ans, en 3e année de faculté de pharmacie de Kharkiv, ne croit pas à la guerre, ni sa copine Karina en première année.
L’université lui a assuré en outre qu’il ne risquait rien, qu’un conflit était improbable et qu’il serait pénalisé s’il partait en plein semestre. Le jeudi 24 février, en pleine nuit, le jeune couple est réveillé par des explosions. « Dis moi que c’est des feux d’artifices », dit Karina. « Pas avec les murs qui tremblent comme ça », répond l’étudiant. Ils se rendent dans la nuit chez la famille de Karina.
Arrivés là-bas, ils descendent dans la cave de l’immeuble. Plus de 70 personnes y sont déjà massées. Certains viennent d’autres bâtiments du quartier. « Au début on ne se sentait pas vraiment en danger », se souvient Tatiana, la mère de Karina. Mais quand elle sort chercher de l’eau et qu’une explosion retentit, elle panique d’avoir laissé ses deux filles toutes seules. Pourtant, pas question encore de quitter leur immeuble, ni la ville, ni l’Ukraine. Mohamed insiste depuis Strasbourg. Il parvient à convaincre Omar, qui appelle finalement un taxi pour aller à la gare le 26 février. La mère et les deux filles, Karina 19 ans et Darina 13 ans, acceptent finalement de partir, poussées aussi par leur mari et père, Oleg, qui veut qu’elles fuient le danger. Lui restera pour s’occuper de son père malade et invalide.
Comme des dizaines de milliers d’Ukrainiens, ils tentent alors de rejoindre l’Ouest du pays, puis de passer une frontière. Les cartes bancaires ne fonctionnent plus dans les magasins, les distributeurs sont vides. Les gens se pressent dans la gare pour gagner Kiev, la capitale. Sur le quai, des bousculades et des disputes éclatent. Omar et d’autres collègues étudiants doivent former un corridor pour permettre aux enfants, aux femmes ou aux personnes fragiles d’accéder aux wagons. Le train part après une journée d’attente. Darina, l’adolescente, se souvient :
« À ce moment là je me disais que j’aurais préféré rester dans la cave. Je m’y sentais plus en sécurité. C’était terrible de voir ces scènes. »
Arrivés à Kiev, après un voyage dans un wagon bondé, ils doivent rester plusieurs heures dans le train. L’eau manque et il est difficile de respirer. Le voyage se poursuit lentement jusqu’à Lviv, à 500 kilomètres à l’ouest de la capitale. Le train ne va pas plus loin, mais il reste encore quelques dizaines de kilomètres pour atteindre la frontière polonaise. Mohamed a quitté Strasbourg le 26 février. Sa femme, Romane, insiste pour l’accompagner. « Elle avait peur que je me fasse arrêter ou que j’ai des ennuis », relate Mohamed. Il échange régulièrement avec Omar par message. Le grand frère se rappelle :
« Au départ je voulais rouler jusqu’à Kharkiv mais Omar m’a dit que ce serait impossible d’entrer en Ukraine. En tout cas il n’y avait pas à hésiter pour aller les chercher, comme pour les accueillir ici. C’était la meilleure solution possible, on en n’a pas cherché d’autre. C’est mon frère, et sa famille : c’est ma famille. »
Rejoindre la frontière
Côté ukrainien, les derniers kilomètres entre Lviv et la frontière sont les plus compliqués à franchir. Les taxis demandent de grandes sommes : 300 à 400 euros. Un chauffeur accepte la famille, et leur demande 100 euros de moins à la fin de la course. Il les conduit à un bus gratuit qui emmène tout le monde à la frontière.
Omar montre la vidéo tournée dans le véhicule qui emprunte la route en contre sens et dépasse des files de voitures à l’arrêt. L’autobus franchit plusieurs checkpoint. Au dernier, Omar est arrêté par les forces de l’ordre qui interpellent tous les hommes. Ils lui disent qu’il doit rester pour se battre, mais l’étudiant marocain explique qu’il n’est pas ukrainien. Il est autorisé à partir. À la frontière, des Ukrainiens offrent le gîte et le couvert aux déplacés qui ont tout laissé. Tatiana et sa famille se posent quelques heures.
De l’autre côté de la frontière, Mohamed ne sait pas trop où il va pouvoir récupérer les réfugiés. La famille, ses amis en France et au Maroc, demandent des nouvelles. Il les tient informés de son périple. Et constate que de nombreuses autres familles attendent que leurs proches passent la frontière dans le froid. Avec Omar, il échange pour décider du lieu où se retrouver. Przemys, la troisième ville frontière polonaise où Mohamed et Romane se rendent, est finalement la bonne. Mardi 1er mars au matin, Mohamed partage sur Instagram l’image d’Omar et Karina qui sourient en le saluant par la vitre du bus. La famille est réunie.
Après un MacDo englouti, la voiture remplie repart vers Strasbourg. Faute de place dans le véhicule Romane a pris le train et l’avion. Mohamed reprend la route. Il a à peine dormi, mais son frère, Karina, sa mère et sa petite sœur sont en sécurité. Leur périple depuis Kharkiv aura duré 5 jours. Ils arrivent à Strasbourg, le mercredi 2 mars dans la journée.
Des familles mobilisées pour aider
Dans l’appartement de Mohamed à Neudorf, ce vendredi 4 mars, la famille se blottit sur le canapé. Ils viennent de finir de manger. Mohamed, qui travaille dans une boîte d’inventaire, est en carence entre deux CDD : « Ça tombe bien », glisse le jeune homme. Aux petits soins, il cuisine pour ses hôtes et discute avec eux, à l’aide du traducteur de son smartphone. La famille de Romane est aussi mobilisée, elle apporte de la nourriture.
Tatiana, la mère de famille de 39 ans, appelle son mari deux fois par jour. Il sort la journée pour chercher de la nourriture pour lui et son père, et s’occupe de deux chats et d’un chien. Kharkiv a été particulièrement frappée par les bombardements russes, beaucoup d’immeubles sont détruits. Les civils sont touchés. Tatiana souffle :
« Le soir, il ne peut pas allumer la lumière, sinon il risque d’être visé. Même la journée c’est dangereux. Mon mari a vu une femme coupée en deux par un missile alors qu’il partait en quête de nourriture. Des distributions alimentaires ont été touchées. »
Après un jour de repos, les démarches ont commencé jeudi 3 mars : titre de séjour, renseignements pour un logement, courses pour acheter des vêtements … Les journées sont bien remplies. Mohamed essaye aussi de leur changer les idées. Il leur fait visiter Strasbourg.
« On essaye de leur faire oublier un peu ce qu’ils ont vécu, mais parfois ils se mettent à pleurer. On voit qu’ils sont marqués. Un bruit de perceuse dans la rue les fait sursauter. Quand les sirènes ont retenti mercredi 2 mars, Tatiana m’a demandé paniquée, si c’était la guerre ici aussi. »
« Si je pouvais aller chercher ma famille là-bas, je le ferais sans hésiter. »
Pour l’instant, la famille a été enregistrée à la Structure du premier accueil des demandeurs d’asile (Spada) et a demandé une solution de logement. Mohamed et Romane les hébergent dans leur deux pièces. Le 115 les a contactés, mais les seules places en foyer sont pour l’instant en dehors de Strasbourg : « Et ils ne parlent pas français, ça va être trop compliqué pour eux. Vu ce qu’ils ont vécu, on préfère les garder avec nous pour le moment. »
Josiane Chevalier, la préfète du Bas-Rhin, a annoncé lundi 7 mars que l’État a déjà créé 300 à 400 places d’hébergement d’urgence dédiées aux Ukrainiens dans le département. Et ces derniers peuvent demander la protection temporaire, qui donne accès à une allocation de 400 euros, l’autorisation de travailler, de se loger et de toucher les APL. Le titre de séjour en question est renouvelable jusqu’à 3 ans. Tatiana, Karina et Darina devraient donc suivre cette démarche.
C’est moins clair pour Omar. La France a dit qu’elle rapatrierait les ressortissants de pays tiers gratuitement. Mais Omar et Karina, après ce qu’ils ont vécu, ne veulent pas se quitter. Le jeune couple devait se marier jeudi 3 mars. Quand elle a appris que son fiancé devrait peut-être la quitter pour aller au Maroc, la jeune femme de 19 ans « a pété les plombs » :
« Je ne veux même pas y penser. Je suis très choquée par ce qui nous est arrivé. Je ne me sens pas bien, je pense que je suis en dépression. Si je pouvais aller chercher ma famille là bas, je le ferais sans hésiter. Pour l’instant je n’arrive pas à réfléchir à ma poursuite d’études. »
Vu les perspectives, Omar s’inquiète : « J’ai bien peur d’avoir perdu mes trois années d’études. » Le jeune homme parle russe couramment, mais ne maîtrise pas bien le français. Il ne sait pas s’il pourra obtenir une équivalence. Tatiana, la maman, est pressée de travailler pour pouvoir soutenir sa famille, offrir une vie en France à ses filles. Dans les premiers jours de la guerre, elle pensait que ça ne durerait pas et qu’elle pourrait rentrer à Kharkiv. Les images de leur ville détruite par l’armée russe inondent les réseaux sociaux. Pour elle, aujourd’hui, impossible d’envisager revenir prochainement : « Tout est à reconstruire, mes filles ont un meilleur avenir ici. » La maman enlace souvent Darina, sa plus jeune fille, et caresse ses longs cheveux blonds.
Rester ensemble
L’adolescente sourit :
« Je me sens en sécurité ici, il n’y a pas de bombardements, je veux aller à l’école, me faire des amis, profiter un peu de la France… »
La famille est encore sous le choc, mais Tatiana insiste, elle a besoin de trouver un emploi. C’est sa priorité. À Kharkiv elle travaillait dans une usine de confiserie. Mohamed assure qu’il les hébergera et les aidera tout le temps nécessaire. La famille va tenter de se rapprocher des associations ukrainiennes : « Ils ne connaissent personne ici, n’ont pas idée des réseaux qui pourraient les aider. »
Les images de la guerre, l’angoisse pour ceux restés sur place, ne les épargnent pas et les ont suivies jusqu’à Strasbourg et continuent de rythmer leurs journées. À Kehl lorsqu’ils faisaient les courses, une femme de ménage du centre commercial a entendu Tatiana et ses filles parler entre elles : « Je suis russe, je suis désolée de cette guerre, avez-vous besoin de quoi que ce soit ? » leur a-t-elle demandé. « Tout le monde s’est pris dans les bras en pleurant », raconte Mohamed.
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