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Dans la danse extatique du troisième âge avec Vader au Maillon

Vader, dernier-né de la compagnie Peeping Tom, est présenté par le Maillon avec Pôle Sud à partir de mardi 16 décembre pour sa première représentation en France. C’est l’histoire dansée d’un père en maison de retraite, qui laisse libre cours à sa fantaisie libératrice d’homme esseulé. Franck Chartier, membre fondateur et co-directeur artistique de la compagnie belge Peeping Tom, a travaillé avec des figurants amateurs strasbourgeois pour les représentations. Entretien à quelques jours de la première française, dans l’impatience du contact imminent avec le public.

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Harmonie des contrastes entre danseurs virtuoses et amateurs libérés ©Christophe_Coënon

Harmonie des contrastes entre danseurs virtuoses et amateurs libérés ©Christophe_Coënon
Harmonie des contrastes entre danseurs virtuoses et amateurs libérés (Photo Christophe Coënon)

Rue 89 Strasbourg : La première de Vader au Maillon la semaine prochaine sera aussi la première française, est-ce que c’est important pour vous ?

Franck Chartier : Je suis français, donc pour moi c’est toujours très important.

Dans le passé on jouait beaucoup en France. On devait faire la première au Printemps des Comédiens en juin , mais ça a été annulé. On a donc du attendre 4/5 mois avant de jouer en France, ce qui est très étrange et inhabituel pour nous. On est très contents de commencer à Strasbourg, on a hâte d’y être. On jouera ensuite à Bourges et à Paris.

Mais ce n’est pas comme avant, on voit une différence. Je ne sais pas si c’est la crise, mais il y a quelques années la moitié de nos tournées se passaient en France, alors que maintenant on tourne beaucoup en Europe, moins en France. C’est pareil en Italie et en Espagne.

Vous privilégiez dans vos spectacles une esthétique hyperréaliste, qu’est ce que cela apporte à la danse ?

Il faut que l’on voie clairement ce que la personne sur scène traverse, ce qu’elle est en train de vivre, de ressentir, ses peurs, ses doutes, ses besoins : on appelle ça « la pensée en mouvement ». On aime bien avoir une sorte de théâtralité marquée, plus forte qu’une danse abstraite. Il faut sentir l’homme et la femme dans leurs fragilités. C’est pareil dans la danse buto : quand une pensée traverse la personne sur scène, il faut que cette pensée soit aussitôt ressentie par le public, comme par une espèce de télépathie.

Pour chercher ce mouvement il faut partir d’un cadre réaliste, comme la chambre d’hôtel dans laquelle je suis au moment où je vous parle. Pour nous, commencer une création, c’est d’abord définir un lieu. C’est à partir de là que l’on va créer qui on est, qu’on va inventer l’histoire. Qui est donc cet homme-là, tout seul, dans sa chambre d’hôtel ? Ce réalisme nous permet de voir plus clairement des situations précises, qui peuvent être réalistes ou fantastiques. On part d’une chose hyperréaliste pour se laisser dériver. Et puis le public peut s’y identifier très clairement, c’est du solide.

Virtuosité et décalages ©Herman_Sorgeloos
Virtuosité et décalages (Photo Herman Sorgeloos)

Partir du solide pour se laisser dériver

Il faut un ancrage fixe pour que la création se déploie…

On travaille beaucoup sur l’idée de mondes parallèles, qui sont induits par la pensée. Là, par exemple, je vous parle, vous m’écoutez, mais tout à coup ce que je dis va vous faire penser à autre chose, vous allez vous évader dans votre pensée pendant 20 secondes, et puis vous allez revenir à moi, et vous aurez raté 20 secondes. Quand vous revenez, vous ne savez plus vraiment si vous avez perdu 20 secondes, ou 3 minutes, ou 10 secondes.

Le spectacle Vader se passe dans une maison de repos. On a donc beaucoup travaillé sur la vision et les ressentis des pensionnaires : celui d’une personne atteinte par la maladie d’Alzheimer, par exemple, sur la mémoire. Alzheimer c’est dramatique évidemment, mais c’est aussi très émotionnel : quand je vois chez ma mère par exemple, il y a comme des relâchements d’émotions, c’est très touchant. On a travaillé aussi sur l’écoulement du temps, ce qui est fascinant par rapport au mouvement. Nous, actifs, sommes dans une vie où le temps est en perpétuelle accélération. Dans une maison de retraite les choses sont différentes.

C’est de ce réalisme que vient aussi le nom de votre compagnie, Peeping Tom ?
« Peeping Tom » c’est un curieux, un voyeur. On aimait bien ça, parce que nous en tant que spectateurs on voulait voir des choses qui cassent les barrières, qui n’hésitent pas à livrer une certaine fragilité. Dans la danse il y a toujours des beaux danseurs, avec des beaux muscles : pour nous c’était important justement de montrer les choses qu’on s’évertue à cacher habituellement. On voulait travailler autour de l’intime, des complexes, des tabous, des peurs.

Montrer ce qui est caché : l’intime, les complexes, les peurs

C’est pour ça qu’on utilise aussi beaucoup des « non-danseurs ». Leo, par exemple, Vader [le père], il a 77 ans. Simon, lui, a 65 ans. C’est important de faire danser des gens qui ne sont pas danseurs, qui ont une fragilité, qui vont être plus touchants, plus reconnaissables. Ensuite on contraste ça avec des danseurs qui ont une virtuosité, une technicité incroyable, ça permet de tout relativiser, dans tous les sens.

Vader, père, Don Quichotte de la maison de retraite ©Herman_Sorgeloos
Vader, père, Don Quichotte de la maison de retraite (Photo Herman Sorgeloos)

Vous parlez de ce personnage du père, dans Vader, comme d’un Don Quichotte dans une maison de retraite. Contre quoi lutte-t-il ?

On met en scène un père qui a peut-être beaucoup de choses à se reprocher, mais qui oublie, qui efface. On a voulu faire un père un peu égoïste, mais extraverti, un peu « trililala ».
Les gens sont enfermés là, dans un décor où la maison de retraite est déjà enterrée : ils sont dans une espèce d’entre-deux-monde. Donc les gens rêvent, s’évadent dans leur pensée, parce que c’est leur seule échappatoire. Ils fuient : ils s’amusent, ils chantent, ils jouent des rôles.

La famille de ce père ne vient jamais le voir, il est seul. Mais entre eux ils vont commencer à jouer des rôles, l’un va jouer le fils de l’autre qui vient lui rendre visite, par exemple.
Ce père, il a un passé douteux, mais il est mignon, il est beau et émotionnel, il chante bien, il joue bien, il est chouette… On en saura plus sur ses côtés sombres dans la suite de la trilogie du spectacle, Mother [Mère].

Venons-en à cette trilogie justement. Vader est le premier spectacle d’une trilogie annoncée, intitulée Père [Vader], Mère et Enfants. Vous utilisez souvent ce procédé de spectacles qui se répondent, est-ce parce qu’il faut du temps pour raconter des histoires ?

Quand on créée, on rentre dans une histoire, dans un monde, et souvent la pièce d’après est une suite de la première, au moins pour nous intérieurement. On avait fait ça avec le Jardin et le Sous-sol : c’était une famille dont les membres se retrouvent tous morts et enterrés dans la cave. On était partis d’une petite nouvelle de Dostoïevski, Bobok:  une personne se promène dans un cimetière et entend parler dans les tombes. Dans la mort, tout peut se dire, il n’y a plus de peurs. Pour nous c’était intéressant de s’enfermer dans une maison, et d’évoquer l’histoire de cette famille sur des centaines d’années d’histoire, allant même au-delà de la mémoire de la famille en question.

Après il y a eut une sorte de suite en extérieur, parce qu’on avait besoin de sortir, 32 rue Vandenbranden. On passait de l’intimité à l’extimité. On voulait faire sortir ces personnages dans le village, les confronter au regard des autres gens.

Inviter les gens à faire partie de la famille

Avec Père, Mère, Enfants on s’est dit qu’on pouvait creuser encore plus profond dans l’humain. On va pointer quelque chose d’à la fois global et plus précis.

Le triptyque c’est intéressant aussi parce que les choses se répondent : à la fin on présentait souvent le Jardin, le Salon et le Sous-sol dans la même semaine, ou sur 15 jours. Une fois, à Séville, le programmateur nous a convaincu de faire les trois en une soirée. C’était presque impossible à faire physiquement, mais on a relevé le défi et il en est ressorti quelque chose d’incroyable. Ça nous a mis dans un état de transe, et même les applaudissements à la fin révélaient que pour le public aussi quelque chose s’était passé, comme s’il faisait partie de la famille à présent. J’espère qu’on aura la chance de pouvoir tenter l’expérience de représentations rapprochées avec Père, Mère, Enfants, car cela permettra d’explorer les choses en profondeur et de passer d’un regard, d’un état à l’autre.

Pour Enfants on voudrait demander à un enfant de nous parler de sa vision des choses et vraiment partir de là, pas de la vision d’un adulte, pour construire le spectacle.

Est-ce que Mère et Enfants sont déjà en chantier ?

Non, tout prend du temps, Mère est prévu pour 2016. Mais nous évidemment nous sommes est déjà en réflexion.

Il y a des figurants locaux dans Vader. Quel est votre rapport aux amateurs ?

On avait fait un workshop il y a 4/5 ans à Paris avec des personnes âgées, et on avait vraiment adoré ça. Nous avions travaillé sur le thème des regrets. On avait été très touchés, on avait pleuré, on avait rit, ça avait été une expérience très forte. On rêvait de travailler à nouveau avec des personnes âgées autour du même thème.

On a donc travaillé pour Vader avec un centre de loisirs à Bruxelles, pendant 3 mois, 2 fois par semaine. On a écrit leurs rôles ensemble. C’est chouette, parce que ce sont des gens qui, souvent, n’ont jamais fait de scène. Créer avec eux, c’était très libératoire.

C’est vrai qu’en tournée, on a moins le temps d’échanger avec chacun malheureusement, alors que tous les figurants ont des vies incroyables. Les rôles sont déjà fixés, bien écrits, même si on essaie vraiment de leur laisser une petite liberté. Mais ça reste une belle expérience : les gens apprennent très vite, c’est surprenant. Ils ont un grand rôle, ils sont sur scène pendant toute la pièce. Ils sont enfermés là, guidés par les danseurs et les acteurs, de façon très naturelle. En général les gens aiment beaucoup cette expérience, ils goûtent au plaisir de la scène et ils partent avec nous dans un trip.

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