Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Sur fond de crise avec la Russie, le spectre d’un plan social au Conseil de l’Europe

Depuis la suspension de son droit de vote en 2014, la Russie boycotte l’Assemblée parlementaire et ne verse plus sa contribution au budget depuis 2017. Si la crise perdure, le Conseil de l’Europe pourrait se séparer de 250 collaborateurs.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

Sur fond de crise avec la Russie, le spectre d’un plan social au Conseil de l’Europe

Le 21 janvier, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe se réunissait une nouvelle fois sans délégation russe. Une habitude depuis 2014 et le début du conflit autour de la Crimée en Ukraine. Cinq ans plus tard, cette crise diplomatique européenne crée d’autres secousses à Strasbourg, dans les couloirs feutrés du Conseil de l’Europe. Plusieurs centaines de travailleurs strasbourgeois pourraient bien être comptés parmi les dommages collatéraux.

En mars 2014, la Russie annexe la péninsule Crimée (comme la diplomatie est aussi une affaire de mots, les Russes parlent de « réunification »), province appartenant jusque-là à un autre membre du Conseil de l’Europe, l’Ukraine. L’irrédentisme russe est condamné par le Conseil de l’Europe. Les plus virulents sont les pays autrefois membres de l’ex-Union Soviétique comme les États Baltes, soit les anciennes « démocraties populaires » comme la Pologne. Dès le mois d’avril, avec une écrasante majorité, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe suspend les droits de vote de la Russie en son sein et son droit d’être représentée dans les instances dirigeantes. L’assemblée des 47 pays du continent européen renouvelle ses sanctions lors de la session suivante en janvier 2015.

La Russie plonge le Conseil de l’Europe dans le flou (photo Pierre Pauma)

Depuis, c’est ambiance Guerre froide dans l’Assemblée parlementaire. La Russie ne se donne plus la peine d’envoyer de délégation parlementaire depuis 2016. Face au statu quo, elle décide ensuite de frapper au portefeuille. En 2017, elle ne paye que le premier tiers de sa contribution… Et depuis, elle ne verse plus un centime. Le Conseil de l’Europe doit composer sans les 33 millions d’euros russes qui figurent dans son budget d’environ 450 millions, soit 7,3% en moins. L’ardoise dépassera les 85 millions d’euros à la fin de l’année 2019.

Pour autant, la Russie maintient sa présence dans l’institution, y compris à la Cour européenne des droits de l’Homme où elle a toujours un juge. Elle appartient également toujours au Comité des ministres, qui rassemble les ministres des affaires étrangères des 47 États membres. Le Conseil de l’Europe, garant de la Convention européenne des droits de l’Homme et souvent confondue avec l’Union Européenne à 28, prévoit de fêter ses 70 ans. Mais le 5 mai, la fête d’anniversaire pourrait bien avoir des allures de régime sec.

Un mammouth déjà dégraissé par l’austérité et la Turquie

Cette crise russo-ukrainienne s’ajoute à deux autres difficultés récentes. Depuis 2014, tous les États ont voté une « augmentation zéro » de leur contribution, par mesure d’économie. Jusque-là, leur obole était indexée sur l’inflation. Mais comme la hausse des prix continue, les marges de manœuvre du Conseil diminuent.

La Turquie aurait pu faire office de figure providentielle, en passant de contributeur ordinaire à grand contributeur en 2016. Le pays avait alors augmenté sa contribution de 13,6 à 33,5 millions d’euros. Mais la diplomatie s’en mêle encore. Les relations entre la Turquie et le Conseil de l’Europe se tendent lorsque l’Assemblée condamne la répression d’Erdogan suite à la tentative de putsch durant l’été 2016. En 2017, la Turquie rétropédale et annonce que sa contribution de 2018 sera de nouveau celle d’un contributeur ordinaire (14,5 millions d’euros). Le Conseil de l’Europe ne profite de cette manne financière que deux ans.

Gel des salaires, des embauches, et suppression de langues de travail

Face à ce manque à gagner, le Conseil de l’Europe a dû revoir son budget à la baisse. Celui de 2019 prévoit une baisse de 4% par rapport à 2018. Et cela va avoir un impact sur le personnel, qui représente environ deux tiers des dépenses totales. Les 74 postes gelés en 2018 le seront encore et le « service de la planification politique » est dissout. Sur les 8 postes concernés, 6 sont redéployés et 2 sont supprimés.

Parmi les 2 000 collaborateurs au Conseil de l’Europe, 250 personnes seraient sur la sellette selon le SACE (Syndicat des Agents du Conseil de l’Europe, minoritaire). Une situation difficile pour Penelope Denu, une de ses représentantes :

« On est à flux tendu. Les CDD et les agents temporaires, qui ont le statut le plus précaire, sont les plus vulnérables. On sait déjà que si la Russie part, les réductions de salaire et la précarisation des postes ne suffiront pas et qu’il faudra se préparer à des départs. »

Suite à la baisse de dotation de la Turquie, l’Assemblée Parlementaire a décidé de garder comme langues de travail uniquement celle de ses grands contributeurs à jour dans leurs paiements. Exit donc, les traductions en turc et en russe. Les salaires ont eux aussi été gelés pour 2018 et 2019.

Par mesure d’économie, le turc et le russe ne figurent plus dans les langues de travail de l’Assemblée parlementaire. (photo Conseil de l’Europe)

Des contrats précaires en première ligne

Le porte-parole du secrétaire général, Daniel Holtgen, ne fait aucun commentaire sur le chiffre de 250 postes menacés, avancés par le SACE. Il confirme en revanche qu’en cas de suspension ou de départ de la Russie, un « plan de réajustement » aurait lieu, étalé sur trois ans.

Des départs forcés pour des raisons économiques seraient une première au Conseil de l’Europe. Selon son règlement, il ne peut licencier qu’en cas de faute lourde ou s’il est dans l’impossibilité de proposer un poste de remplacement, ce qui pourrait être le cas. À ce petit jeu de chaises musicales, certains sont moins inquiets que d’autres. Une personne titulaire que nous avons interrogée s’estime pour l’instant à l’abri :

« Entre l’obligation de nous proposer un poste dans un autre service ou une formation, je ne me fais pas trop de souci. En revanche, je n’aimerais pas être à la place des CDD. »

Au Conseil de l’Europe, le monde des précaires se divise en deux catégories : d’un côté les « CDD à durée indéterminée » : souvent titulaires d’un concours d’entrée, beaucoup n’ont pas obtenu de CDI en raison du moratoire à l’embauche appliqué depuis 5 ans. Ils sont renouvelés régulièrement et sans limite dans l’enchaînement des contrats. De l’autre, les « agents temporaires ». Ces derniers ne peuvent travailler que 9 mois par an au Conseil de l’Europe, et connaissent un turnover plus important. « Ils sont en première ligne », estime la représentante personnel Penelope Denu.

Aucun ne sait ce qui les attend en 2019. Pour ceux qui acceptent d’en parler, la précarité est le prix à payer pour travailler au Conseil de l’Europe :

« On reste aussi parce que le boulot est intéressant. C’est un cadre privilégié, avec des dossiers variés. J’espère juste qu’on me préviendra assez tôt si jamais mon contrat doit s’arrêter, pour que je puisse avoir le temps de me retourner. »

La peur d’un Ruxit

Pour sa fin de mandat, le secrétaire général du Conseil de l’Europe et ancien Premier ministre norvégien Thorbjørn Jagland fait face à l’une des plus graves crises du Conseil de l’Europe. En octobre 2018, il faisait encore mine de suspendre la Russie du Conseil de l’Europe. Cela la priverait de tout lien, dont la perte d’un juge à la CEDH. « Chiche ? » a répondu en substance le ministre des Affaires Étrangères russe Sergueï Lavrov, dans une interview accordée à Euronews en octobre 2018 :

“Je ne pense pas que la participation de la Russie au Conseil de l’Europe soit davantage cruciale pour la Russie que pour les autres pays européens. C’est ma conviction profonde. […] S’il veulent pousser la Russie vers la sortie, nous ne leur laisserons pas ce plaisir. Nous quitterons l’organisation nous-mêmes. »

Le drapeau russe flottera t-il encore longtemps devant l’Orangerie ? (photo Pierre Pauma)

Dans ses locaux à la lisière du parc de l’Orangerie, le personnel du Conseil de l’Europe compte les points. Mais très peu se risquent sur un pronostic. Sous couvert d’anonymat, certains estiment que le Conseil aurait dû frapper plus fort pour être crédible :

« Ils jouent au poker menteur, pour voir lequel ira jusqu’au bout et mettra ses menaces à exécution. Mais si la Russie s’était effectivement rendue coupable d’invasion de la Crimée, les statuts du Conseil auraient permis sa suspension. Or, le Conseil ne l’a pas fait et s’est contenté de suspendre certains droits de la délégation russe. D’un point de vue juridique, la Russie est dans son droit quand elle conteste le terme d’invasion. »

Les ministres veulent céder, l’Assemblée parlementaire renâcle

Au-delà du plan social qu’il entraînerait, un Ruxit serait une catastrophe diplomatique et démocratique. Non seulement, ce serait la fermeture d’un des rares canaux existants entre l’Europe occidentale et la Russie, mais ce serait aussi priver les citoyens russes de la protection de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Prenant la menace russe au sérieux, le Secrétaire général a encouragé l’Assemblée à amender son règlement. Le but, faire passer la majorité nécessaire à la suspension du droit de vote d’un État membre à deux tiers des voix, et non plus à la majorité simple.

Sylvain Waserman, à l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (photo : Conseil de l’Europe).

La proposition a suscité une levée de boucliers dans plusieurs délégations, qui refusent de changer les règles du jeu selon le bon vouloir de la Russie. Le 9 octobre dernier, la question a divisé certains groupes politiques, dont les centristes de l’ALDE qui comptent dans leurs rangs Sylvain Waserman. Opposé à cette modification du règlement, le député Bas-Rhinois (Modem) a non seulement voté pour que la Commission au règlement revoit sa copie (contrairement aux députés LREM), mais il est également le seul député français à avoir voté pour un report du débat.

Il revient sur ce vote :

« Au niveau national, on sait à peu près toujours ce qui va ressortir d’une réunion d’un groupe parlementaire. Ce n’est pas toujours le cas à l’échelon européen. Le matin, il y avait l’air d’avoir consensus au sein des groupes politiques, laissant penser que la majorité serait atteinte, et puis nous en avons débattu à l’ALDE. Je suis pour un dialogue avec la Russie, mais modifier notre règlement pour la réintégrer, ça aurait été vendre notre âme, sans même que la Russie n’ait envoyé un signal minimum de bonne volonté au préalable, ni fait de concession. »

Faute de pouvoir modifier le règlement, la Commission s’est contentée d’une interprétation des textes plus conciliante avec la Russie. Insuffisant pour la délégation russe, qui réclame une restitution de tous ses droits et une modification du règlement.

Les États à la rescousse ?

Reste que Thorbjørn Jagland n’a pas envie d’achever un mandat de 10 ans avec le départ d’un membre majeur du Conseil de l’Europe. Le sort de centaines de collaborateurs pourrait ainsi dépendre de la réunion du Comité des ministres le 16 mai à Helsinki.

Lors de la dernière session de l’Assemblée parlementaire, les menaces de suspension ont laissé place à une main tendue :

« Priver la délégation russe de son vote à l’Assemblée, n’a pas permis le retour de la Crimée au sein de l’Ukraine, et ça n’a pas amélioré la situation des droits de l’Homme en Fédération de Russie. Cela a donné lieu à une crise qui a surgi au sein même de l’organisation. […] Nous devons nous préparer à ce que la délégation de Russie n’ait pas repris le versement de ses contributions au Conseil de l’Europe en juin. Mais nous devons continuer à nous préparer au meilleur, à un retour de la Russie. »

Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe. (photo Conseil de l’Europe)

Le diplomate a aussi eu quelques mots de réconfort pour le personnel. Il avait jusqu’alors opposé une fin de non-recevoir à la proposition du SACE de recourir à un emprunt pour couvrir les frais du Conseil, mais s’est dit ouvert à une autre solution : une rallonge de la part des États-membres pour compenser le trou laissé par la Russie. Le manque à gagner russe de 33 millions d’euros reviendrait à demander un peu moins d’un million d’euros à chaque État-membre.

Il a aussi demandé un retour de l’indexation des contributions sur l’inflation. Sans quoi, il craint que le personnel qualifié ne juge le Conseil de l’Europe trop peu rémunérateur et ne file vers d’autres institutions internationales comme l’ONU ou la Cour pénale internationale.

Pendant longtemps, la représentante du personnel Penelope Denu craignait que le départ de la Russie ne serve de prétexte pour justifier des coupes plus profondes, à l’heure où certains États membres cherchent des économies par tous les moyens. Le discours de Thorbjørn Jagland le 23 janvier dernier l’a rassurée.

« Le Secrétaire Général a fait une intervention forte et a répondu assez franchement et fermement aux questions. Il a également défendu le personnel […] et rappelé que le gel des salaires et la perte d’allocations font perdre l’attractivité nécessaire pour attirer du personnel venant de 47 pays. »

Certains pays ne se sont pas fait prier pour mettre la main au portefeuille. En décembre dernier, la Belgique a officialisé une rallonge de deux millions d’euros au fonds fiduciaire du Conseil de l’Europe pour les droits de l’Homme. Une aubaine pour le Ministre des affaires étrangères belge Didier Reynders, qui est candidat au poste de secrétaire général.


#conseil de l'europe

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles
Partager
Plus d'options