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Crémant vs. champagne : plongée dans la guerre des bulles

Principales régions vinicoles du Grand Est, l’Alsace et la Champagne sont toutes deux productrices de vins effervescents. Malgré un net avantage pour les Champenois, le crémant d’Alsace essaye de se faire une place à l’ombre de Dom Perignon depuis plus d’un siècle. Chronique d’une guerre des bulles, où s’opposent deux fiertés régionales.

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Crémant vs. champagne : plongée dans la guerre des bulles
Ludovic Rohrer dans sa cave à Mittelbergheim.

Au cœur de l’automne 2022, les températures remontent brusquement dans l’est de la France quand la mairie de Strasbourg annonce l’interdiction de vendre du champagne sur le marché de Noël. Un vent de fureur traverse le vignoble champenois. « Une décision imbécile », « scandaleuse », « un repli sur soi », témoignent les représentants des maisons de champagne auprès de France 3 Champagne-Ardennes.

Il ne faudra rien de moins que l’intervention du casque bleu du Grand Est, Jean Rottner, président de la Région à l’époque, pour que le conflit ne dégénère pas en affrontement ouvert par-dessus les Vosges. Face à la pression, Jeanne Barseghian, la maire de Strasbourg, recule et le champagne est finalement autorisé sur les étals du plus grand marché de Noël de France. Le David alsacien ploie le genou face au Goliath champenois. 

« Mieux vaut un bon crémant qu’un mauvais champagne. »

Dicton populaire

Dans cette guerre des vins, l’avantage va assurément à la Champagne. Avec ses 40 millions de bouteilles vendues en 2023, le crémant d’Alsace fait pâle figure face aux 300 millions de cols écoulés la même année par les maisons champenoises. Mais comme souvent dans les conflits asymétriques, le nombre importe moins que la bataille culturelle. Alors que l’appellation Crémant d’Alsace remonte à 1976, il n’aura fallu que quelques décennies pour qu’il devienne le produit phare du vignoble alsacien. Difficile de passer à côté de cette fierté régionale quand on arrive en Alsace. Pourtant, dès que l’on parle de crémant, le voisin champenois n’est jamais loin. 

Les vignes sur les hauteurs de Mittelbergheim.Photo : Adrien Labit / Rue89 Strasbourg

Dans son Histoire du crémant d’Alsace, Nicole Laugel installe entre ses personnages, deux Français de l’intérieur qui enquêtent sur l’histoire du crémant, un dialogue où la comparaison avec le champagne est permanente. Sans grande surprise, les deux concluent que les crémants, ne sont certes pas des champagnes, mais assurément de grands vins. « Mieux vaut un bon crémant qu’un mauvais champagne », fait d’ailleurs office de dicton populaire dans les Winstubs.

Parfois ce sont les médias locaux qui alimentent cette guerre des bulles. Dans un article publié en 2022, les journalistes de France 3 Alsace expliquent ainsi que face à l’inflation, « le rapport qualité-prix, comparé au champagne, est incontestablement en faveur du crémant ». De là à penser que le champagne sert de mètre étalon pour mesurer la fierté vinicole des alsaciens, il n’y a qu’un pas. 

Montages fiscaux et contrefaçons

Les bulles n’ont pourtant pas toujours été un sujet de discorde entre Alsaciens et Champenois. Au milieu du XIXᵉ siècle, les viticulteurs alsaciens exportent même du raisin chez leurs voisins. La renommée du champagne n’est déjà plus à faire et son commerce largement mondialisé. L’Allemagne représente, alors, les trois quarts de ses exportations. « Beaucoup de grandes maisons de Champagne portent d’ailleurs des noms germaniques, car ce sont des Allemands qui ont investi dans ce vignoble à l’époque », explique Jean-Paul Krebs, auteur et passionné de vins. Apportant fonds et techniques modernes, l’Allemagne contribue ainsi à fabriquer la marque champagne telle qu’on la connaît aujourd’hui. 

La guerre Franco-Prussienne de 1870 bouleverse cet équilibre. La frontière se déplace sur les Vosges et l’import de champagne y est fortement taxé. C’est là que l’Alsace arrive sur le devant de la scène, explique Jean-Paul Krebs :

« Un jour, quelqu’un s’est rendu compte que les droits de douane s’appliquaient sur les bouteilles, mais pas sur le vin en fûts. Les maisons champenoises se sont donc mises à envoyer des fûts dans des ateliers en Alsace pour y réaliser la prise de mousse. Le champagne ainsi produit était donc dans le bon pays et n’était plus taxé. »

Grâce à un montage d’optimisation fiscale, l’Alsace devient, pendant presque cinquante ans, une région productrice de champagne. Surtout, les Alsaciens apprennent la méthode champenoise et se mettent à produire des vins effervescents. Mais aussi du champagne authentiquement alsacien. Aujourd’hui, on parlerait sûrement d’appropriation culturelle.

Au centre, une bouteille de champagne Dopff, authentiquement alsacien.Photo : Document remis / JP Krebs

Une nouvelle guerre, celle de 1914-1918, va changer la donne. Avec le retour de l’Alsace à la France, les ateliers de champagnisation ferment. Quant aux champagnes alsaciens, pour les autorités françaises, il s’agit de contrefaçons. « Ils ont dû changer leurs noms pour vins mousseux, reprend Jean-Paul Krebs. C’était moins prestigieux et beaucoup de caves ont abandonné les vins effervescents ». Les crémants d’Alsace, qui ne s’appellent pas encore ainsi, connaissent une éclipse pendant cinq décennies.

Dans les années 1970, des Alsaciens s’unissent à d’autres producteurs de bulles partout en France pour créer une appellation regroupant les vins effervescents obtenus par méthode champenoise. Pour le nom, ils se tournent vers la Champagne qui accepte de leur céder le terme ancien de « crémant ». Le 24 août 1976, Jacques Chirac signe le décret actant la naissance du crémant d’Alsace. 

Différentes appelations pour un même produit.Photo : Document remis / JP Krebs

« Un débat chauviniste. »

Ludovic Rohrer, vigneron à Mittelbergheim

En bons reporters de guerre, nous nous rendons donc sur la ligne de front pour en savoir plus. À Mittelbergheim, en plein maquis alsacien, nous retrouvons Ludovic Rohrer, neuvième génération d’une famille de vignerons installée au village depuis le milieu du XVIIᵉ siècle. Sur son exploitation de onze hectares, il produit des crémants d’Alsace bios en biodynamie.

Ludovic Rohrer, vigneron à Mittelbergheim.Photo : Adrien Labit / Rue89 Strasbourg

Le vigneron nous fait faire le tour du propriétaire :

« Un crémant, c’est un vin fermenté en bouteille. Le principe, c’est de récolter des raisins, de les laisser fermenter et de les mettre en bouteille au printemps suivant avec un peu de sucre et des levures. Le vin va fermenter à nouveau, et comme la bouteille est capsulée, le gaz va se dissoudre. »

Une fois la fermentation terminée, la bouteille est progressivement inclinée jusqu’à se retrouver tête en bas, le dépôt et la capsule sont retirées et « on va simplement lui remettre un bouchon, le museler et c’est parti ». Voilà donc la fameuse méthode champenoise à la base de tous les crémants.

« L’avantage du crémant, c’est qu’on peut mélanger les millésimes. Juste avec le choix du cépage, on a des mondes totalement différents », explique Ludovic Rohrer. Depuis une dizaine d’années, il observe une montée en gamme des crémants d’Alsace qui suit l’envolée des ventes :

« C’était peut-être un vin fourre-tout il y a quelques années, mais là tout le monde a pris conscience que le crémant était porteur et qu’il fallait chercher la qualité. »

Une grande diversité de terroirs, de cépages et de vignerons, « c’est la force de l’Alsace ». Pour lui, la guerre des bulles entre la Champagne et l’Alsace n’a pas vraiment de sens : « c’est plus un débat chauviniste ». Plutôt que de taper sur les voisins, Ludovic Rohrer préfère travailler à faire connaître ses vins :

« Clairement, quand on n’a pas la notoriété de ces grandes régions viticoles, c’est à nous de faire l’effort de présenter les vins, de faire goûter et de changer les idées reçues sur les crémants. »

Tout juste concède-t-il que le principal défaut du champagne est de ne pas venir d’Alsace. « Là-dessus, on peut être chauvin », sourit-il.

« Si la bouteille est belle et qu’il n’y a rien dans le verre, ça ne m’intéresse pas du tout. »

Christophe Soudant, sommelier à l’Oenosphère

Nous quittons les vignes pour rentrer à Strasbourg. Alors que les Vosges s’éloignent dans le rétroviseur, nous avons le sentiment que cette guerre des bulles est une drôle de guerre. Tous nos interlocuteurs se sont montrés dubitatifs à l’idée d’opposer les deux vignobles. « On entend souvent dire qu’on préfère un bon crémant à un mauvais champagne. C’est un truc à l’emporte-pièce. Sans préjuger d’une appellation ou de l’autre, c’est le travail du vigneron qui détermine la qualité », explique Jean-Paul Krebs, notre géopolitologue des vins.

« Moi, je préfère boire un bon crémant et un bon champagne », tranche Christophe Soudant, sommelier à l’Oenoshpère. Dans sa boutique, rue de Zurich à Strasbourg, point de chauvinisme. Crémants et champagnes cohabitent pacifiquement sur les étagères :

« Le crémant, c’est vraiment le côté apéritif. Au restaurant, c’est obligatoire parce que j’aime ce vin. Le champagne, c’est plus pour les moments d’émotions. »

Aussitôt, il précise qu’il faut arrêter avec le côté bling bling du champagne et rendre à ce vin son terroir : « Si la bouteille est belle et qu’il n’y a rien dans le verre, ça ne m’intéresse pas du tout. »

Christophe Soudant, sommelier à l’Oenosphère.Photo : Adrien Labit / Rue89 Strasbourg

Pour le sommelier, tout vin mérite d’être dégusté. Le crémant fait partie du patrimoine alsacien, pourtant beaucoup de personnes ont encore des idées reçues sur sa qualité, même en Alsace :

« J’aime faire redécouvrir les crémants à des gens qui les connaissent mal, ou à des snobs qui ne jurent que par le champagne. »

Il raconte aussi amener du crémant en Champagne. « Ils sont curieux de ce que produisent les autres régions. Après, ils sont champenois et pour eux le crémant, ce n’est pas du champagne. » Alors que l’échange se termine, un client nous interpelle, verre de dégustation en main : « Vous savez, il n’y a pas que les Alsaciens et les Champenois qui sont chauvins. Par exemple, ma femme est bretonne… »


Bien ordonnée, bosseuse et fière de l’être. L’Alsace est une région qui étale volontiers sa réussite économique, son patrimoine culinaire et ses dialectes. Au point de paraître parfois un peu froide, fermée, voire arrogante. Notre série d’été « L’Alsace contre le reste du monde » explore ce chauvinisme alsacien qui crée parfois quelques tensions avec nos voisins lorrains, nos concurrents champenois sur le marché de la bulle ou quelques communes vosgiennes pour des histoires de sapins. Un feuilleton estival fait de reportages emplis d’une objectivité sans faille.

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