C’est la nuit. Deux femmes descendent des cintres : elles escaladent les grilles d’un cimetière. Pendant que l’une fait le guet, l’autre pleure son mari, le Rouquin. Il s’est suicidé. Les rouages d’une famille bien comme il faut se détraquent alors peu à peu, sous la pression d’un refus qui se répand comme une fissure. Nous sommes à New-York en 1964, à l’aube de la guerre du Vietnam.
D’un Salinger l’autre
Catherine Marnas s’était déjà attaquée en 1997 à L’Héritage de Koltès. Sallinger, pièce atypique de l’ancienne élève du TNS, est une toile dense tissée dans le choc qui projette l’enfance, un jour, dans la jungle du monde. L’œuvre de l’autre Salinger, – le vrai, celui qui n’a qu’un «l », auteur de L’Attrappe-cœurs – rôde comme l’ombre du Rouquin derrière les rideaux. Car le Sallinger de Koltès est d’abord le travail d’acteur mené par celui-ci sur l’œuvre de celui-là, concrétisé par un texte commandé par le metteur en scène Bruno Boëglin en 1977.
De l’un à l’autre, le fil d’Ariane est cette mue complexe entre l’âge tendre et l’âge adulte. La déchirure est métaphoriquement la guerre du Vietnam. Sa présence engluante n’est pas anodine pour Catherine Marnas. Elle est au contraire une raison essentielle de monter la pièce, « un calque à replacer sur notre époque » et sur le fossé entre jeunes et société.
Ainsi, le père du Rouquin finira par sortir de son mutisme alcoolisé pour s’adresser au public et appeler la patrie à retrouver le goût du combat. Quel Vietnam nous attend ? Le Rouquin, figure christique aux cheveux longs, est le fils sacrifié. Son apparition est un avertissement : quand la vie pue la mort, le refus est un élan de vie, avant d’être assez fou pour danser parmi les cadavres comme leurs parents.
Une question d’équilibre
Si les premiers moments sont engoncés dans une déclamation rigide, le carcan éclatera sous les débordements de la colère. La scénographie, très réussie, utilise la hauteur, la profondeur, comme on parcourrait les différents niveaux d’une conscience. Du sol aux rideaux, qui constituent l’essentiel du décor, tout semble de verre, pour être brisé. Dans cette cage, la mise en scène est un nerf qui se tend. Tension entre clair et obscur, entre un morne quotidien et l’irréalité du souvenir, entre les vivants attirés par la fin et le spectre du Rouquin, le plus vivant de tous, qui jure, qui rit, qui engueule les endormis. Tension entre le drame et un comique, souvent désespéré, d’enfants déjà prisonniers des questions de grands : la vie, la mort, le sens que l’on peut mettre entre les deux.
On est pris dans ce flux sans transition et sans tout comprendre, balloté d’un sentiments à l’autre, et c’est sans doute là la grande réussite de Catherine Marnas : grandir ne nous ménage aucune transition. Dans la vie comme dans la pièce, on est pris au dépourvu, contraint d’y penser après, une fois qu’il est trop tard. Et le fantôme du Rouquin revient, même quand on a franchi le seuil du TNS. Une expérience à tenter jusqu’au 7 décembre, avant que Sallinger n’entame sa tournée dans le Midi en janvier et février, de Martigues à Draguignan.
Y aller
Sallinger du 20 novembre au 7 décembre, du mardi au samedi à 20h. Dimanche 2 décembre à 16h. Relâche les lundis et dimanche 25 novembre. Théâtre National de Strasbourg, 1 avenue de la Marseillaise. Durée de la représentation: 2h sans entracte. Tarifs: de 5,50 à 27€. Réservations au 03 88 24 88 24 ou sur www.tns.fr.
Rencontres autour du spectacle:
Dimanche 25 novembre à 16h au Cinéma Star: A la rencontre de Forrester de Gus Van Sant.
Samedi 1er décembre à 11h à la librairie Kléber: conversation et lectures de lettres de koltès.
Lundi 3 décembre à 20h au TNS, salle Gignoux: « Théâtre en pensées », discussion avec Catherine Marnas et projection du documentaire de François Koltès, Bernard-Marie Koltès: comme une étoile filante.
Mardi 5 décembre, bord de plateau à l’issue de la représentation.
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