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Strasbourg brutaliste : l’héritage mal-aimé

Le brutalisme, c’est un style architectural issu du mouvement moderne né dans les années 50. Avec comme principe : du béton, et un style épuré. Le centre administratif de Strasbourg, ou encore la Maison Rouge sont autant de bâtiments qui racontent cette histoire de la ville et de l’époque. Si les traits de cette architecture de la fin du XXe siècle sont marqués, les architectes ont aussi instillé une identité locale à leurs constructions.

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Strasbourg brutaliste : l’héritage mal-aimé

Ce sont des édifices qu’on a l’impression d’avoir toujours vu à Strasbourg. Ils ne sont pas vraiment appréciés, parfois décriés car massifs, rectilignes ou datés, reflétant une époque où la ville se pensait différemment. L’influence architecturale qui vient facilement à l’esprit, quand on pense à certaines églises modernes de Strasbourg, au Centre administratif ou encore à la Maison Rouge, c’est le brutalisme. 

On reproche souvent la brutalité de cette architecture, mais l’appellation « brut » vient en réalité des matériaux utilisés, et fait plutôt référence à un style épuré, au plus proche de la matière, souvent du béton. Loin donc de la perception de cette architecture comme hostile.

« Le brutalisme est un style architectural issu du mouvement moderne, qui connaît une grande popularité des années 1950 aux années 1970 avant de décliner peu à peu, bien que divers architectes s’inspirent encore des principes de ce courant. Il se distingue notamment par la répétition de certains éléments comme les fenêtres, et par l’absence d’ornements et le caractère brut du béton. (…) Le terme de brutalisme a parfois servi à désigner de manière générale les édifices massifs en béton, devenus impopulaires à la fin du xxe siècle ». 

Wikipédia, « Brutalisme ».

Le brutalisme : un langage de vérité

Gauthier Bolle, maître de conférences à l’ENSAS (École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg) et spécialiste des architectures des Trente Glorieuses, rattache ce style au mouvement moderne, notamment à l’architecte suisse Le Corbusier pour « l’expressivité des matériaux », et à l’Allemand Ludwig Mies van der Rohe, pour « la rigueur et l’intransigeance » du style.  

« À Strasbourg, on a des motifs architecturaux qui vont être copiés de manière plus ou moins profonde sans forcément aller au bout de la logique. Le brutalisme est “une vérité constructive”, il y a cette idée que l’édifice doit donner une forme de lisibilité de la façon dont il a été construit, ne pas voir, ne pas montrer est considéré comme un mensonge ».

Gauthier Bolle, maître de conférences à l’ENSAS.

Si la capitale alsacienne est bien moins dotée en réalisations que Bâle ou Karlsruhe, certains bâtiments illustrent bien cette veine et cette philosophie, même si des rénovations ultérieures ont parfois gommé cette filiation. 

L’église Saint Arbogast à Herrlisheim, par Bernard Monnet (photo Gerd Eichmann / cc).

Il faut d’abord sortir de Strasbourg, et pousser jusqu’à Herrlisheim pour trouver une réalisation emblématique, avec l’église Saint Arbogast, suggère Gauthier Bolle. L’architecte qui reconstruit le lieu de culte endommagé lors de la Seconde Guerre mondiale, c’est Bertrand Monnet. Il est architecte en chef des monuments historiques, et connu aussi pour la reconstruction bien plus sage du Palais Rohan. 

Béton et audace : les églises comme terrain de jeu

L’église d’Herrlisheim propose une rupture avec l’architecture religieuse traditionnelle. Plan triangulaire pour la base, le motif se retrouve sur la façade et le clocher. Béton, bois et galets du Rhin pour la matière. Le clocher, triangle ajouré qui file vers le ciel, est aujourd’hui endommagé et fragilisé. La Fondation du patrimoine a lancé un financement participatif pour sa conservation.

Christ ressuscité à l’Esplanade, Saint-Bernard au quartier des XV, Saint-Benoît à Hautepierre : les églises strasbourgeoises sont un terrain de jeu pour les architectes, plus libres d’oser que pour des commandes contraintes par des usages précis comme les logements ou les écoles. L’église protestante Saint-Matthieu joue à plein la carte du brutalisme par l’utilisation des matériaux et « la lisibilité offerte » de sa structure, estime Gauthier Bolle. 

L’identité européenne de Strasbourg à travers ses bâtiments

Pour l’historien, un autre monument emblématique est le Conseil de l’Europe (construit entre 1972 et 1977). L’édifice exprime de manière forte la présence de l’institution dans Strasbourg. Il a été construit par Henry Bernard, également architecte de la Maison de la Radio et de la Musique à Paris.

Le Conseil de l’Europe, un des premiers édifices à imprimer l’identité européenne de Strasbourg (Photo SW / Rue 89 Strasbourg).

Gauthier Bolle a pu fureter dans les archives du lauréat du prix de Rome en 1938, et y a découvert quelque chose d’étonnant :

« J’ai trouvé des esquisses du Conseil de l’Europe qui montrent qu’il avait imaginé l’édifice comme le socle d’une tour à venir, qui aurait été très haute. Elle n’a finalement pas été construite ». 

L’identité européenne de Strasbourg se dévoile donc avec la place et l’audace que représente ce monument, premier d’une longue série. L’emplacement et les architectures des lieux institutionnels racontent beaucoup de la vision de la ville, de l’usage qui en est fait, ou à faire. C’est le cas avec le Centre administratif, aujourd’hui siège de l’Eurométropole. 

Une ville, des identités à bâtir : l’histoire du Centre administratif

Construit par François Herrenschmidt à partir de 1973, le bâtiment de 43 mètres de haut et 11 étages se décompose en une « galette » au sol (de 3 étages), et une tour (de 8 étages) qui abrite les bureaux des fonctionnaires municipaux et des élus. 

Le siège actuel de l’Eurométropole est l’œuvre de François Herrenschmidt. Il a été bâti entre 1973 et 1976 (Photo DAU, SIAF / Cité de l’architecture et du patrimoine / Archives d’architecture contemporaine, 133 IFA 50/1 ).

À l’époque, l’édifice est posé dans un espace qui n’a pas encore vraiment d’identité. C’est un point d’entrée dans la ville, ancienne gare et dépôt de tramways, il se cherche une destination. Le Centre administratif est d’ailleurs en biais par rapport au centre-ville, comme pour ouvrir un pan de la ville à venir, estime Gauthier Bolle. 

« Le bâtiment est tourné à 45°, dans la diagonale de cette parcelle. Il y a une rupture que provoque l’édifice avec le contexte urbain. À cette époque, le devenir de la place n’est pas défini, elle n’est pas encore urbanisée. » 

Gauthier Bolle.

La place de l’Étoile s’est forgée depuis une identité administrative et citoyenne, par ce bâtiment et d’autres. Avec les bâtiments de la CAF et de l’Assurance maladie, c’est une entrée dans Strasbourg que les citoyens peuvent identifier comme estampillée « service public ». Le choix pour des personnes sans abri d’établir un campement place de l’Étoile saisit la portée symbolique de ce lieu, et la revendique. 

Passoire thermique et travaux

Actuellement, le massif Centre administratif est en travaux : sécurisation, réaménagement de l’accueil, l’édifice est aussi une véritable passoire thermique et compte à lui seul pour 11 % de la facture énergétique des bâtiments de l’Eurométropole. 

L’objectif des travaux est aussi de couper la galette de la tour : séparer le « lieu du peuple », des espaces de travail (les bureaux des élus et des fonctionnaires), afin de permettre un meilleur accueil. C’était d’ailleurs l’idée de départ de l’architecte François Herrenschmidt. Il y a également des questions de sécurité qui sont en jeu, pour marquer les limites et empêcher le public d’accéder aux espaces de travail. Vincent Cognée est directeur de l’architecture et du patrimoine à l’Eurométropole : 

« L’architecte des Bâtiments de France sera consulté : est-ce qu’on garde l’esprit de la façade ou on la casse totalement, ce n’est pas encore décidé. » 

Vincent Cognée se dit attaché à ce bâtiment qui marque cette entrée de Strasbourg d’une empreinte « citoyenne ». Il s’est avéré aussi très fonctionnel, souple et adaptable selon lui. Le montant des travaux est estimé à 120 millions d’euros et sera assumé à part égales entre la Ville et l’Eurométropole. 

La Maison Rouge de la discorde

Le même architecte, François Herrenschmidt, est aussi à l’origine d’une autre construction emblématique de l’époque : la Maison Rouge, édifiée de 1976 à 1978. À l’époque, le projet fait polémique notamment parce qu’il signe l’arrêt de mort de l’hôtel Maison Rouge, bâti au début du siècle, un très beau bâtiment néoclassique et fantasque. 

Mais à l’époque, il faut affirmer l’ambition commerciale du centre-ville. C’est une vision forte du maire Pierre Pfimlin, qui existe ailleurs en France, comme l’explique Sophie Eberhardt dans sa thèse :

« Le début des années 1970 est marqué par d’autres excès de la modernité face à l’héritage et au patrimoine dans les villes françaises et européennes. À Strasbourg, comme ailleurs, cette période se caractérise par la volonté des édiles de constituer un centre-ville dynamique et animé par des activités commerciales importantes. » 

Extrait de la thèse de Sophie Eberhart, Entre France et Allemagne, de la ville ancienne à la Neustadt de Strasbourg : la construction du regard patrimonial, Lyon 3, 2015.
La Maison Rouge, place Kléber, a été édifiée à la place d’un hôtel construit au début du XXe siècle (Photo SW / Rue89Strasbourg).

« La Maison Rouge c’est aussi l’histoire d’une destruction, estime Gauthier Bolle. Aujourd’hui, on conserverait certainement cet hôtel ». Mais la création d’Herrenschmidt est intéressante et elle a l’honneur de figurer sur le site web Sos Brutalisme : le toit en pente et la façade cubiste déstructurée revendiquent une signature régionale forte. L’historien de l’architecture souligne : 

« Cela revient tout le temps en Alsace : comment intégrer et résonner avec l’identité historique de Strasbourg et de son monument phare, la Cathédrale ? Plus qu’ailleurs, il existe ici cette accroche historique. » 

Un héritage architectural mal aimé aujourd’hui

Une généalogie qui se remarque par exemple avec la Porte de France, immeuble d’habitations, à l’entrée de la place de la Bourse : une tour de 50 mètres qui surplombe une dalle, un classique des projets de l’époque. L’ensemble laisse imaginer une ville à étages. Il est signé Pierre Vivien, architecte des Bâtiments de France, connu à Strasbourg pour le quartier de Hautepierre 

L’ensemble de la Porte de France, par Pierre Vivien, architecte du quartier de Hautepierre (photo SW / Rue89Strasbourg).

La désaffection pour ce type de bâtiments est perceptible aujourd’hui. Beaucoup de Strasbourgeois les jugent datés, trop massifs, ternes, « des airs de blockhaus » etc… Ce patrimoine négligé n’est pas mis en valeur. Pourtant, les amateurs de cette période sont nombreux, comme Gauthier Bolle. Le maître de conférences regrette les rénovations contemporaines qui trahissent l’esprit et gomment l’originalité de ces projets.   

Vue des Halles depuis le toit de l’ex-Printemps, on aperçoit le jardin suspendu, aujourd’hui non accessible (photo By Ji-Elle / cc).

« Avec la place des Halles, par exemple, on est en train d’estomper cette architecture faite de différentes tours. Un bandeau vitré a été appliqué sur le béton pour dissimuler les marques du brutalisme. Le jardin suspendu, situé au coeur du bâtiment, n’est plus accessible ». 

Gauthier Bolle, maître de conférences à l’ENSAS.

Ce bâtiment, réalisé par l’équipe d’architectes UA5, rejoint bien sûr l’identité commerciale que les édiles veulent donner au centre-ville, mais il raconte aussi la genèse des mobilités dans Strasbourg. C’est un lieu dédié aux achats, où les piétons peuvent se mouvoir. À l’époque où le centre-ville est tout entier traversé de voitures, on peut y voir la préfiguration d’une piétonisation estime Gauthier Bolle. 


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