Devant une vingtaine de personnes dans la mairie d’Oberhaslach, dont des élus et des associatifs, Victor Kopp enfile son béret d’enquêteur. Pendant une heure et demi, il sort des objets étranges de sa valise pour raconter son expérience professionnelle et essayer de savoir Qui a tué le militant ? dans le milieu associatif. Nous sommes le vendredi 27 août, lors de l’assemblée générale de l’association La Maison de la Nature Bruche-Piémont. Et face à cette audience un peu spéciale, le jeune trentenaire dénonce une « gestionnarisation du monde associatif » qui court après les subventions, perdant l’intérêt des bénévoles et dénaturant le travail des salariés.
Voici ce qu’on appelle une « conférence gesticulée ». Victor Kopp interpelle son public, et alterne récit de vie personnelle, humour, jeux de société et théories de sciences économiques et sociales. Ce type de performance, qu’on peut situer entre le théâtre et la conférence politique, est l’une des diverses prestations que propose la coopérative d’éducation populaire La Braise, un organisme de formation professionnelle, dont Victor est l’un des trois membres et le cofondateur.
La Braise pour « souffler sur l’existant »
Victor et son ami Jérémie Letort ont fondé cette coopérative en 2016, après des parcours dans la formation à l’animation et dans l’animation socio-culturelle. « Dans un précédent emploi en tant que formateur dans les métiers de l’animation, je constatais des choses qui ne m’allait pas. » Jérémie Letort dénonce notamment des techniques de « gestion de projet » de plus en plus managériales, qui dénaturent le lien avec le public. « Avec Victor, on déplorait le fait que la dimension politique de notre métier était éludée, voire complètement absente. Nous n’étions pas heureux. D’où cette étincelle à l’origine de La Braise pour essayer de changer ça. » Le nom « La Braise » vient d’une volonté de « souffler sur l’existant » pour l’agiter.
Leur collègue Céline Callot les a rejoint depuis plus d’un an. Après des études de sciences sociales et un passage par le monde associatif, elle intègre La Braise. La structure Scop change vraiment la donne selon elle (société coopérative de production, où le capital et le pouvoir de décision appartiennent en majorité aux salariés, ndlr). « On se sent concerné par les décisions qu’on prend. On n’a pas envie que des autres décident pour nous. »
« Raconter du vécu pour mettre en lumière un problème dans la société »
L’activité principale de la coopérative est la formation professionnelle continue et des accompagnements « sur mesure et sur site », allant de l’animation de réunion, jusqu’à la participation du public, en passant par le choix de modèle économique. « Dans la plupart de nos formations, on va faire raconter du vécu dans le groupe pour mettre en lumière un problème ou une violence dans la société. » Dans les bureaux de La Braise au quartier Gare, Victor et ses deux collègues, Jérémie Letort et Céline Callot insistent sur cette démarche qu’ils appliquent au reste de leurs activités. « Dans le fond, on fait parler les gens du fonctionnement de leur collectif pour leur permettre de l’analyser et de voir comment s’y organise le pouvoir. »
La coopérative propose également ces fameuses « conférences gesticulées », propres à chacun de ses membres, et basée sur leur vécu personnel et professionnel. Pour Céline, sa conférence gesticulée « La politique de la rustine » est tirée de son expérience associative, où des bénévoles proposent des ateliers de réparation de vélos dans les quartiers prioritaires. « Je voulais relever la violence symbolique derrière les bonnes intentions. Tu peux poser des rustines tant que tu veux sur un problème, à un moment il faut peut-être penser à changer le pneu ou le vélo en entier. » De son côté, avec Un pavé dans la bulle Jérémie Letort utilise son expérience d’animateur socio-culturel pour décortiquer « la dépolitisation du travail socio-culturel ».
La Braise est également l’un des rares organismes en France à proposer des formations à ces conférences gesticulées, mais ce n’est pas le cœur de métier des associés.
Sur son site, la coopérative La Braise se décrit comme un organisme de formation professionnelle et une coopérative militante « articulant sciences sociales, techniques d’animation de groupe et intelligence collective. » Leur catalogue de prestations s’adresse en particulier aux collectifs « qui se veulent plus démocratiques ». « Le plus souvent, ce sont eux qui viennent nous chercher », explique Céline Callot. « Ce sont soit des associations qui veulent retravailler leur fonctionnement, soit des collectivités, dans des structures comme des centres sociaux culturels où il y a souvent de l’injonction à la participation par les financeurs. »
Un accompagnement sur plusieurs mois
La Maison de la Nature Bruche-Piémont est l’une des associations alsaciennes accompagnées par la coopérative La Braise. Ses membres cherchent par exemple à faire évoluer leur structure vers une labellisation Cine (centre d’initiation à la nature et l’environnement). Pour y prétendre, il leur fallait un « projet associatif ». Dans ce cadre, Christelle Biry, coordinatrice et animatrice de l’association depuis 3 ans a demandé un dispositif local d’accompagnement (DLA). Par l’intermédiaire de France Active Grand Est (anciennement Alsace Active), plusieurs structures de formation se sont présentées pour accompagner l’association, dont La Braise, sélectionnée par la Maison de la Nature. « Ils nous ont accompagnés sur plusieurs mois » précise Christelle Biry. « Victor boucle son travail avec cette conférence gesticulée. Nous avions déjà mis en place un séminaire, des ateliers et un certain nombre d’interventions avec lui durant ces derniers mois. »
C’est donc en partie grâce au travail de Victor que le projet associatif de la Maison de la Nature a pu voir le jour. Son intervention a apporté des remises en questions nécessaires, menant vers plus de concertation accordée aux salariés et aux bénévoles de l’association. « L’intervention de La Braise a permis aux administrateurs de prendre conscience qu’il y avait un certain nombre de problèmes de fonctionnement interne dans l’association. Une volonté de changement a émergé depuis, notamment via ce projet associatif » estime la coordinatrice Christelle Biry.
« Le plus souvent, on fait appel à nous parce qu’il y a des choses qui ne vont pas » explique Victor. Une majorité de leurs clients rencontre des problématiques structurelles que le groupe ne peut pas traiter en interne. À l’instar d’un travail de consultant, les formations de La Braise « sont une manière de ramener un regard extérieur pour débloquer ces situations. Ces organismes nous demandent de les faire réfléchir sur des problématiques très concrètes, avec une nécessité de venir bousculer l’existant, puisqu’il n’est pas satisfaisant », analyse le jeune homme.
Inspirée de la Scop Le Pavé
Leur inspiration principale c’est l’historique Scop bretonne d’éducation populaire Le Pavé avec Franck LePage. À l’instar de cette structure (dissoute en 2014), La Braise fait aussi des ateliers « désintoxication de la langue de bois », visant à échanger avec le public sur l’absurdité de certaines expressions politiques.
« Rien n’est neutre, ne serait-ce que les outils que l’on utilise » martèlent les trois associés strasbourgeois en jouant avec un masque à l’effigie du sociologue Pierre Bourdieu. Ce qui est sûr, c’est que pour La Braise, la démocratie ne s’arrête pas aux urnes. Au contraire, elle se travaille entre les élections, dans la vie de tous les jours. D’où leur choix de structure : la société coopérative de production (SCOP). Dans leur Scop, les salariés sont les associés, détenteurs du capital et du pouvoir décisionnaire. « Un salarié = une voix/voie. Pas d’actionnaires chez nous, c’est interdit dans les statuts. On ne peut pas verser de dividende », affirme Céline Callot, « on est maître de notre outil de production. Soit on réinvestit, soit on finance les travailleurs, c’est-à-dire nous et les gens qui travaillent avec nous. »
Pour Victor Kopp, créer leur structure sous cette forme coopérative leur a permis de retrouver de la liberté d’action et d’expression.
« Non seulement la dimension politique de nos métiers était éludée, elle était même empêchée par nos employeurs associatifs, pour éviter des pertes de subventions ou par copinage avec des gens qui ont intérêt à dépolitiser l’animation. Pour nous, le rôle des animateurs et animatrices peut aussi être d’accompagner des habitants et habitantes dans des luttes pour l’amélioration de leurs conditions de vie, de lutte contre les bailleurs sociaux, des choses très concrètes ! Aujourd’hui, on peut faire les choses comme on a envie de les faire et discuter entre nous de la manière dont on veut les faire. »
Formations professionnelles rémunérées et ateliers à prix libres
Une liberté poussée, mais pas totale, puisque si la coopérative La Braise ne dépend pas de subventions, leurs clients associatifs oui, notamment par le fond de développement de la vie associative (FDVA). « Beaucoup de structures mobilisent des fonds de formation professionnelle, ce qui revient à près de 70% de notre chiffre d’affaire », précise Victor.
Si la coopérative pratique « le prix libre » pour certaines prestations non prises en charge (quelques dizaines d’euros par participant), certains stages peuvent coûter 45€ de l’heure, et les formations d’équipes tournent autour de 800€ par jour et par intervenant (lorsqu’elles sont, elles aussi, financées). À la marge, La Braise met aussi en place des prestations sur lesquelles la coopérative est déficitaire, comme des « dinettes présidentielles », un jeu politique autour des élections.
Un modèle économique efficace jusqu’ici, mais que les réformes gouvernementales peuvent mettre à mal, notamment la récente réforme de la formation professionnelle, la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.
« Ces réformes sont dans un esprit néolibéral qui considère que la formation sert uniquement à l’employabilité, à développer les compétences individuelles sur le marché de l’emploi. Nous ne sommes pas opposés à l’idée que la formation professionnelle serve cet esprit-là, mais nos formations ne suivent pas cette logique. Ce sont des espaces de respiration, de compétences et de compréhension collective des enjeux qui traversent les structures qu’on accompagne. Nos formations, telles qu’elles existent, ont aussi le droit d’être financées par les comptes professionnels de formation (CPF). »
Pour garder cette éligibilité aux CPF, La Braise a du obtenir la certification Qualiopi délivrée par un organisme lui-même accrédité par le Comité français d’accréditation (Cofrac) ou par le nouveau service de l’État, France Compétences… une certaine démonstration des mécanismes dénoncés par la coopérative.
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