Si la Chambre de métiers d’Alsace (CMA) est en bonne santé financière, ce que montre le rapport de la chambre régionale des comptes, elle s’est un peu fait taper sur les doigts pour avoir pris trop de libertés dans ses dépenses et dans sa gestion des ressources humaines. Dans un rapport portant sur la période 2010-2015 et publié en 2017, la chambre suggère à la CMA de revoir sa manière d’indemniser les élus qui y siègent (voir encadré pour comprendre le fonctionnement et les missions de la CMA).
Plus de 200 000€ de dépassement d’indemnités d’élus
Les élus qui siègent à la CMA sont indemnisés pour leurs fonctions. Ces indemnités sont référencées dans des arrêtés ministériels de 2011 et de 2015. Problème selon la Chambre régionale des comptes, ces élus ont reçu des indemnités systématiquement supérieures aux seuils légaux, avec une augmentation particulière en 2011. En 2010, avant le nouveau règlement de 2011, la CMA dépassait déjà les indices, comme l’expliquent les magistrats financiers :
« Les présidents de section ont bénéficié d’une majoration de 50 points non prévue par les textes, ce qui a entraîné un dépassement de 77 points d’indice par mois, soit un écart de 4 523€ par an […]. Au regard des indemnités versées selon les données communiquées par la CMA, le dépassement en 2010 se serait élevé à 10 448€. »
Après 2011, la CMA continue à verser des indemnités supérieures aux indices, même si ceux-ci ont évolué et que l’enveloppe prévue a augmenté :
« L’enveloppe annuelle disponible a augmenté, passant de 87 852€ à 104 150€, soit une majoration de 16 298€ par an. Or, la CMA a versé chaque année un montant supérieur à cette enveloppe, à hauteur de 57 339€, soit 286 695€ en cumulé sur cinq années (2011-2015). »
Au final, le dépassement sur ces cinq années est de plus de 200 000€ :
« Cet écart s’explique principalement par l’application d’indices supérieurs à ceux figurant dans l’arrêté du 21 mai 2011, ce qui a entraîné un dépassement à hauteur de 810 points d’indice mensuels correspondant à un écart de 47 581 € par an, soit 237 906€ sur cinq années. »
Mais pour le président de la CMA, Bernard Stalter, ces dépassements sont simplement dus au fait au statut particulier de la chambre alsacienne, en partie hérité du droit local :
« Nous avons des responsabilités différentes par rapport aux autres chambres. Nous avons des grandes entreprises qui nécessitent un investissement beaucoup plus important. Nous avons aussi des assemblées de section avant les assemblées plénières. Nous les élus, nous ne sommes pas là pour les indemnités, mais pour rendre des services. J’ai appliqué tout de suite les recommandations de la chambre régionale des comptes, mais ce n’est pas le sujet principal. »
7 200€ de repas et confusion dans les comptes
En plus des indemnités non réglementaires, les magistrats de la Chambre régionale des comptes ont remarqué que la gestion des comptes à la CMA ne faisait pas clairement apparaître les « frais de représentation », les déplacements, les repas, les invitations, etc.
La réglementation prévoit que ces frais disposent d’une ligne analytique spécifique dans la comptabilité, ce que ne faisait pas la CMA. Elle n’a non plus ouvert de compte « Frais de représentation des présidents », empêchant par conséquent l’assemblée plénière de distinguer les dépenses des quatre présidents de celles des autres élus.
Les frais de restauration aussi sont noyés dans un compte global « Indemnités versées aux représentants de la chambre » alors qu’ils devraient être imputés à un compte « déplacements, missions et réception ». Ces repas d’élus ne sont d’ailleurs pas encadrés : il y a bien un barème d’indemnités avec catégorie « Repas pris en commun » mais sans plafond ni enveloppe… Pourtant, cela pourrait être utile de mieux suivre des dépenses, comme ce repas d’élus à 7 200 € la soirée à l’hôtel Hilton en décembre 2015.
Pour Bernard Stalter, ces frais sont « minimes », si l’on « compare avec d’autres institutions ».
Quand le président paye ses autres déplacements professionnels aux frais de la CMA
Autres remarque des magistrats financiers, la CMA n’a pas à couvrir les frais de Bernard Stalter lorsqu’il se déplace au titre de ses autres fonctions, au nom de l’UNEC (Union Nationale des Entreprises de Coiffure) ou de la SIAGI (Société de caution mutuelle de l’artisanat et des activités de proximité) par exemple. Ça représente quand même plus de 11 600€ dépensé par la Chambre des métiers d’Alsace, « sans qu’aucune raison ne le justifie » relève la Chambre régionale des comptes.
En matière de mélange des structures, la CMA n’en était pas à son coup d’essai : le CFA d’Eschau, géré par la CMA, héberge une association pour la formation des artisans, le CAPA-CMA (Centre d’apprentissage professionnel et artisanal), qui organise des formations de soudeur, dont la gestion se mélange dans les faits à celle de la CMA, son président étant le DRH de la CMA. La Chambre régionale des comptes considère qu’il vaudrait mieux séparer les structures, ou alors faire carrément disparaître la forme juridique du CAPA-CMA :
« Son autonomie réelle dans sa direction et sa gestion est très faible puisque le pouvoir de décision appartient à la CMA, les moyens dont bénéficie l’association avec la mise à disposition de locaux et de personnel proviennent en partie de la CMA, le domaine d’activité de l’association se confond avec les missions de formation relevant de la compétence de la CMA. »
Là encore, ces confusions sont de l’ordre du détail pour Bernard Stalter, qui affirme cependant que tout a été corrigé :
« Pour ce qui est de la comptabilité, nous avons tout remis en ordre. 90% des points relevés par la Chambre ont été appliqués. Je ne suis plus président de la SIAGI et la CMA ne couvre plus mes autres déplacements. En ce qui concerne la CAPA-CMA, nous avons régularisé par une convention, mais le DRH est toujours le même, car nous n’avons pas relevé cela comme un problème. »
« Les agents auront du mal à digérer »
Du côté du personnel de la Chambre des métiers, les représentants syndicaux sont étonnés par les conclusions du rapport, qui ne leur avait été indiqué qu’au travers de sa présentation en assemblée plénière, par un e-mail. Ils déplorent ne pas avoir y avoir été invités. Christian Groh est à la CMA depuis 23 ans et délégué syndical FO depuis 2015. Il regrette ce fossé entre la direction et les salariés :
« Tout n’est pas mauvais à la CMA mais sur les indemnités des élus, les agents auront du mal à digérer ces informations car en ce qui les concerne, leur point d’indice à eux est bloqué depuis 2010. »
Stéphane (le prénom a été changé) est représentant du personnel sur une autre liste syndicale et se satisfait tout du moins que l’Etat reconnaisse qu’il y a eu des abus :
« C’est sûr que cela fait un peu désordre oui. C’est bien qu’il y ait eu un rappel sur les lignes à ne pas franchir. Mais je dirais que les dépassements d’indemnités, c’est un peu anecdotique. Ce qui m’intéresse dans ce rapport, c’est le fond, les problèmes soulevés au niveau de l’emploi. »
Emploi : la CMA fait encore ce qu’elle veut
Car le rapport pointe surtout une gestion des ressources humaines très personnelle, notamment du fait que la CMA dépende du droit local, ce qui lui permet de déroger aux règlements nationaux encadrant les ressources humaines en chambre des métiers. Cependant, la chambre régionale des comptes considère que la CMA « extrapole » un peu trop ce droit et le justifie pour ses manquements : elle ne dispose pas d’un cadre clair qui fixe le nombre et la nature des emplois. Il n’y a pas de fiches de postes, pas de grille des emplois actualisée, pas de grille indiciaire claire, etc. En clair, la CMA gère les statuts et les rémunérations à sa guise.
Le président Bernard Stalter a d’ailleurs embauché en 2011 un collaborateur de cabinet, une nouveauté à la CMA, et surtout, un poste qui n’existe tout simplement pas dans la grille nationale des chambres de métier.
Il est aussi relevé qu’elle manque de supports comme des notes de service et des bilans sociaux, et la Chambre pointe son management pas assez « fédérateur », révélé par le taux d’absentéisme élevé et de nombreux de litiges au sein du personnel. Entre 2012 et 2015, le taux d’absentéisme est passé de 1,8% à 9%, ce qui correspond à l’absence de 20,5 personnes toute l’année. La Chambre régionale des comptes regrette que la CMA n’ait pas mis en place de mesures pour limiter cet absentéisme.
« Beaucoup de stress, des burn-outs… »
Pour Stéphane, représentant du personnel, cette mauvaise gestion des ressources humaines a des effets délétères :
« Certains choix stratégiques ont eu un impact difficile à digérer pour les collègues. Par exemple, il y a eu le choix de travailler par pôle plutôt que par territoire. C’est intéressant mais ça ne se fait pas comme ça. Les mutations, les affectations, tout se fait dans l’urgence et ce n’est pas facile. Il y a beaucoup de troubles psycho-sociaux au sein du personnel, du stress, des burn-outs… Faire toujours plus, ça a ses limites. »
D’après lui, rien, ou presque, n’a été fait pour améliorer les choses, et il espère que le rapport puisse être un outil :
« On avait déjà parlé des problèmes au niveau de l’emploi avant, mais voir quelqu’un d’extérieur les pointer, ça aide. Maintenant, ce serait bien si on pouvait se mettre en branle sur le sujet. Je sais qu’il y a déjà dans les tuyaux des choses autour de la gestion du stress. Mais plutôt que de traiter les symptômes, il faudrait soigner la maladie. »
Bernard Stalter, lui, insiste simplement sur le droit local, la raison des dysfonctionnements selon lui :
« La chambre a découvert les spécificités du droit local. J’alignerai la grille des emplois sur le national, mais je serai vigilant sur le maintien du droit local pour que nos collaborateurs ne perdent rien en droits sociaux, par exemple en matière de ticket modérateur, etc. »
Une CMA qui prélève trop d’argent ?
Si de nombreux dysfonctionnements sont relevés, les magistrats financiers, le président comme les syndicats affirment que la santé financière de la CMA est bonne. Mais la Chambre des métiers est largement financée par les contribuables, à travers une taxe dont elle bénéficie grâce au cadre spécifique en Alsace-Moselle : la taxe pour frais de chambre, dont s’acquittent les entreprises de la nomenclature artisanale et dont la CMA détermine quasiment toute seule le taux.
D’après la Chambre régionale des comptes, le produit issu de cette taxe représente 42% des produits de fonctionnement de la CMA de 2010 à 2015, qui dispose grâce à elle d’une « indépendance financière » nettement supérieure à celle qui pouvait être mesurée pour toutes les autres chambres des métiers en 2013.
Rien d’illégal à cela, mais les magistrats notent que les ressources de la CMA sont supérieures à ses besoins :
« Dans cette optique, la Chambre invite la CMA à réexaminer l’évolution de ses produits fiscaux dont le niveau, au regard des réserves et de la trésorerie actuelles, n’apparaît pas en adéquation avec les besoins de l’exploitation et les projets de développement identifiés. »
Le président Bernard Stalter préfère parler d’une « bonne gestion alsacienne », et d’une manière de se prémunir de potentielles difficultés :
« Ma politique, c’est d’être économe et efficace. Nous avons cinq établissements, dont des CFA. Mon objectif, c’est d’avoir des économies pour les moments difficiles. Il faut que nos CFA aient des outils performants. Je pense qu’il vaut mieux être vertueux. »
Encore quelques flous autour des marchés publics et des aides aux entreprises
Le rapport pointe encore quelques dysfonctionnements concernant les marchés publics, car dans certains cas, aucune mise en concurrence n’est faite, ou certains critères ne sont pas pris en compte. Par exemple, les dépenses en formation professionnelle devraient être prises en compte dans les choix d’un fournisseur lors des procédures de commande publique, mais cela n’est pas le cas à la CMA. Pourtant cela représente des dépenses importantes : environ 230 000€ en 2014.
De manière générale, la chambre régionale des comptes regrette le manque de transparence de la CMA, qui se retrouve aussi dans les aides qu’elle octroie. L’une des missions de la CMA est d’informer et conseiller le secteur de l’artisanat. Mais la forme et le montant des aides octroyées ne sont détaillées dans aucun règlement. Il est aussi relevé que la CMA ne fait pas d’analyse des coûts de son activité économique (formalités, accompagnement, promotion) ni de mesure de son impact.
Pour Bernard Stalter, beaucoup de recommandations des magistrats financiers relèvent du détail :
« Le rapport est globalement positif sur la gestion financière. L’étude a duré longtemps, donc certaines choses ont déjà été changées en cours de route. Je l’ai pris comme un audit, qui permet de voir où s’améliorer. »
Les salariés, eux, attendent toujours qu’on « traite la maladie ».
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