Près de 7 millions de Turcs vivent à travers l’Europe et près de 3 millions sont des électeurs potentiels, soit plus de 5% du corps électoral. Après l’Allemagne, où la communauté turque représente un million et demi de personnes, c’est la France qui accueille le plus de Turcs avec 700 000 ressortissants. Même si les Turcs de l’étranger ont déjà pu voter pour les élections présidentielles d’août 2014, le scrutin de cette année constitue une première car en 2014, les procédures d’inscription étaient plus compliquées et le vote tombait en plein été. À peine plus 250 000 avaient voté en Europe. Cette fois, le vote est facilité par des procédures plus souples et il s’étale sur trois semaines, du 8 au 31 mai.
Les élections à Strasbourg
Six consulats turcs se trouvent en France. Celui de Strasbourg regroupe dix départements de l’est de la France, avec 74 000 électeurs inscrits. Plus de 1 000 personnes viennent voter tous les jours, même le weekend. Le jeudi de l’Ascension a même vu un pic à 1 500 votants. Les électeurs de Strasbourg se déplacent individuellement mais plus de 200 trajets en autocar sont affrétés par des associations à partir des départements voisins. Contrairement au Parlement français qui compte onze députés de l’étranger élus par zones géographiques, le vote turc s’effectue par scrutin de liste unique et les voix des turcs de l’étranger s’ajouteront simplement aux autres pour élire les 550 membres à l’Assemblée nationale de Turquie, la Türkiye Büyük Millet Meclisi. Pour qu’un parti soit représenté au Parlement, il doit obtenir au moins 10 % des voix.
Controverse sur la régularité du scrutin à l’étranger
Les urnes des consulats sont scellées et accessibles uniquement avec trois clés, détenues respectivement par le consul et par des représentants des deux principaux partis. En réalité, les bulletins déposés dans les urnes au Consulat sont comptés sur place mais pas dépouillés : ils sont stockés puis ils seront expédiés par avion en Turquie le 2 juin pour y être dépouillés. Cette procédure, justifiable pour des raisons pratiques, ne manque pas de soulever des questions de principe puisqu’en cas de rebondissement politique majeur avant les 7 juin, les personnes qui ont déjà voté en mai ne pourront plus changer d’avis.
Mais se posent aussi des questions pratiques sur les risques de fraude, et la liste des irrégularités à travers l’Europe s’allonge déjà : à Berne, le bureau de vote a pu être ouvert grâce à la copie d’une des clés, opportunément « apparue » alors que le représentant de l’un des partis était absent. A Bruxelles des partisans de l’AKP ont ouvertement affiché du matériel de campagne de leur parti et ont demandé de retirer le portrait d’Atatürk , pourtant présent dans tous les bâtiments officiels. À Francfort c’est un imam qui été pris en flagrant délit de double vote à l’aide de la carte d’identité de sa femme.
Dix permanents pour la campagne d’un parti
Après l’AKP (« Parti de la justice et du développement »), parti conservateur et islamique au pouvoir en Turquie depuis 2002, et qui a ouvert un bureau à Strasbourg en mars, d’autres partis ont ouvert une antenne locale : le parti historique kémaliste CHP («Parti républicain du peuple »), les démocrates de gauche du HDP («Parti démocratique du peuple ») et les islamistes du Saadet («Parti de la félicité »).
Et la campagne va bon train, comme le déclare le responsable du bureau de l’AKP, Omer Sahin :
« Nous avons distribué plus de 40 000 brochures, nous avons rencontré des commerçants et des personnes influentes de la communauté. En termes d’objectifs, nous espérons tout d’abord que la moitié des inscrits ira voter, soit environ 35 000 personnes pour le consulat de Strasbourg, pour que cela soit un vrai vote, représentatif de la population. Et bien sûr nous espérons que l’AKP va renouveler le score qu’il a fait ici aux élections présidentielles l’an dernier, soit près de 75%. »
Le CHP n’est pas en reste, d’après Mustafa Özçelik, l’un de ses représentants et observateur pour le parti au consulat de Strasbourg :
« Le CHP a actuellement dix permanents dans ses locaux de la rue du Fossé des Treize. Nous avons distribué des milliers de tracts et nous avons organisé des meetings électoraux qui ont attiré un total de plus de 2000 personnes. Comme notre programme fait plus de 200 pages nous essayons de cibler des thèmes spécifiques aux turcs de l’étranger : les retraites, le soutien aux associations et l’enseignement du turc à l’étranger. Ici notre objectif est de récolter 30% des suffrages. »
Enfin le HDP se tient en embuscade puisque l’issue du scrutin tient en partie à son score (voir encadré). Sa responsable locale, Hélène Erin, qui était aussi candidate pour le Front de Gauche aux élections départementales française, explique comment :
« On veut nous faire passer uniquement pour un parti de kurdes ou de “pro-kurdes”, alors que nous sommes les seuls à nous intéresser aussi aux Alevi, aux Arméniens, aux féministes et aux LGBT, et d’ailleurs nous sommes la seule liste paritaire avec autant de femmes que d’hommes. Nous estimons avoir parlé à 7 000 personnes en Alsace et en Lorraine à travers les associations locales et notre objectif est d’être le deuxième parti de la région, derrière l’AKP qui dispose de moyens disproportionnés. »
L’AKP en position de force
Il est vrai que le parti au pouvoir a l’avantage de profiter de sa position pour envoyer des représentants aux quatre coins de l’Europe pendant la campagne électorale. Le 2 mai, le ministre turc du commerce extérieur Nurettin Canikli était à Bischwiller pour visiter la nouvelle mosquée et « trouver une solution » pour financer le reste des travaux. Dimanche 17 mai, c’est le ministre des affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu qui s’est exprimé à l’hôtel Hilton à l’occasion de la pose de la première pierre du nouveau consulat, un vaste bâtiment estimé à 25 millions d’euros dans le quartier européen . Tous viennent en visite officielle en tant que membres du gouvernement, mais personne n’est assez dupe pour croire que les dates choisies n’ont rien à voir avec les élections.
D’ailleurs le président Erdogan lui-même est activement en campagne et il s’est rendu à Karlsruhe le 10 mai pour s’exprimer devant 14 000 sympathisants –dont bon nombre de Turcs d’Alsace- et sous les huées de presque autant d’opposants . Il fait aussi ouvertement campagne dans les médias, qui sont suivis fidèlement par les turcs à l’étranger : une situation inimaginable en France où le temps de parole politique du Président est comptabilisé avec celui de son parti. L’AKP cumule ainsi des moyens de campagne exceptionnels avec son personnel politique, l’appareil d’Etat mis à disposition avec un accès quasi illimité aux médias.
Strasbourg bénéficie aussi de la présence de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), qui compte 12 membres turcs n’hésitant pas à organiser des rencontres externes lorsqu’ils se trouvent à Strasbourg lors des sessions.
Enfin le scrutin de liste permet de placer des candidats issus de la diaspora turque. C’est le cas d’Ozan Ceyhun, un binational allemand, ex député européen Vert, puis socialiste, qui a tourné casaque pour se présenter aux élections turques sous l’étiquette de l’AKP. Un candidat français de Turquie constitue d’ailleurs l’OVNI de ces élections.
Les binationaux en embuscade
Qu’en disent les binationaux qui s’impliquent dans la vie politique strasbourgeoise ? Saban Kiper est de ceux-là : conseiller municipal de 2008 à 2014 sur la liste du maire (PS) Roland Ries, il est actuellement chargé de mission à l’Union des affaires culturelles turco-islamiques de Strasbourg (DITIB), et même si cet organisme ne fait officiellement campagne pour aucun parti, M. Kiper ne cache pas son soutien à l’AKP et son admiration pour le charisme d’Erdogan. Il ne voit pas de contradiction entre une ex-appartenance au PS français et une sympathie pour l’AKP turc:
« Les immigrés ont fait office de pots de fleurs dans les partis politiques français pendant longtemps. En ce qui me concerne, une tendance laïcarde et islamophobe du PS m’a exclu. Nous avons longtemps tendu la main, mais maintenant c’est fini. »
Mine Günbay, actuelle adjointe au maire en charge de la démocratie à Strasbourg, craint une importation des dissensions politiques turques en France :
« Ce vote est important pour la défense de la démocratie et des libertés publiques en Turquie. Mais je trouve qu’il est dangereux de faire campagne à l’étranger avec des problématiques qui concernent d’abord les Turcs de Turquie. On aurait aussi du avoir une campagne sur les enjeux pour les migrants. Du coup on risque de créer de la crispation parmi les originaires de Turquie à cause des rivalités politiques, comme c’était le cas dans les années 1980. »
Le syndrome de la « première génération perpétuelle »
Pour mieux comprendre ces élections, il faut surtout mieux comprendre les spécificités de la communauté turque à l’étranger. Un des spécialistes se trouve à Strasbourg, en la personne de Samim Akgönül, professeur au département des études turques de l’Université de Strasbourg et chercheur au CNRS. Selon lui la spécificité de l’immigration turque repose sur une stratégie de la «première génération perpétuelle» encouragée par le gouvernement lui-même :
« Les jeunes Turcs sont habituellement très encadrés : par leur famille, leur région d’origine et les opinions politiques de leur milieu. Par rapport à d’autres populations immigrées, leur comportement reproduit beaucoup plus celui de leurs parents. La Turquie voit en eux des émigrés alors qu’en fait, ils sont nés à l’étranger et n’ont jamais émigré. D’un autre côté la France les voit aussi comme des immigrés alors qu’ils constituent la population la moins mobile : ils sont nés ici et se déplacent très peu. C’est ce que j’appelle la « première génération perpétuelle », même s’il ne faut pas caricaturer et que les choses bougent depuis une dizaine d’années. Enfin dans le cas de Strasbourg il faut noter que beaucoup de Turcs viennent de régions conservatrices. Le score élevé de l’AKP n’est donc pas surprenant. »
Strasbourg restera-t-elle un fief de l’AKP ?
Il est vrai que l’année dernière, les Turcs strasbourgeois se sont prononcés à 74% en faveur de M. Erdogan. Un score un peu moins élevé que d’autres villes comme Lyon ou Nantes, mais toujours plus important qu’en Turquie. Alors que le pays avait profité d’une conjoncture économique favorable ces dernières années qui a permis le développement des infrastructures et des transports -des choses bien visibles pour les émigrés qui rentrent au pays en été-, l’économie s’essouffle et l’opposition joue son va-tout pour empêcher la création d’un régime présidentiel et les résultats s’annoncent serrés.
Chargement des commentaires…